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Derrière les taux et les seuils chiffrés

Derrière les taux et les seuils chiffrés © ILLUSTRA BELGAIMAGE

Pour un nombre important de personnes, portefeuille et soins de santé sont loin de s'accorder. Coup sur coup, des sorties "presse" le rappellent, chiffres à l'appui. Le décompte est sombre. Plus encore quand on croise statistiques et vécus des personnes.


"En Belgique, une famille sur cinq reporte l'achat de lunettes pour raisons financières." Le constat vient de Médecins du Monde. Par ce biais, l'ONG, aguerrie aux méthodes de communication, lance une de ses actions, mais elle confirme aussi un problème : le report de soins pour raisons financières.

L'enquête de Test Achats parue toute fin septembre — confirmée par l’analyse de la Mutualité chrétienne — ne disait pas autre chose. L'organisme de défense des consommateurs a cherché à savoir dans quelle mesure les ménages belges parviennent à faire face aux dépenses essentielles en matière de santé (consultations, médicaments, soins dentaires…). Il a voulu savoir aussi comment ceux qui rencontrent des difficultés financières pour leurs soins de santé gèrent cette situation.

Face à des choix cornéliens

Avis aux consommateurs de soins que nous sommes pratiquement tous : d'après l'enquête, 23% d'entre nous n'ont pu assumer leurs frais médicaux en 2014. "Ne pas pouvoir assumer", qu'est-ce que cela veut dire ? C'est concrètement postposer le soin à plus tard (20%), y renoncer (7%), abandonner un traitement en cours (5%).

Au rang des soins "mis de côté", on voit apparaître le plus souvent les soins dentaires et les soins ophtalmologiques. Viennent ensuite la rééducation, les soins orthopédiques, etc. Le paysage se ternit davantage encore à la lecture de la suite : "Pour parvenir à réunir l'argent nécessaire au financement des traitements, des examens ou des médicaments dont ils ont besoin, environ trois ménages sur dix réduisent leurs autres dépenses".

Voyages, vêtements, loisirs sont les premiers à disparaître de la liste des priorités. Mais les économies portent également sur l'alimentation (7% des ménages), le chauffage (9%), des travaux dont a besoin le logement (16%)… Les "sacrifices" se dévoilent dans toute leur ampleur et la tonalité des situations est plus qu'austère.

Calculer la pauvreté

Mesurer les privations participe de plus en plus des méthodes pour jauger du taux de pauvreté de la population. Privations qui ne concernent pas uniquement les soins de santé. On peut également être dans l'impossibilité de payer une facture d'énergie, de partir une semaine en vacances sur l'année…

Cependant, l'indicateur communément utilisé reste le fameux seuil de pauvreté. Pour 2013, il était fixé à 1.085 euros/mois pour une personne seule, à 1.628 euros pour un couple et à 2.279 euros pour une famille de quatre personnes. À l'occasion de la journée du refus de la misère - 17 octobre -, le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté et l'Institut pour un développement durable passent cet indicateur à la moulinette. "Peut-on faire confiance aux indicateurs de pauvreté ?", demandent- ils, sur le mode de l'interpellation.

Un seuil à revoir

Conceptuels et statistiques, les indicateurs comportent, à leurs yeux, quelques vices. Leurs critiques pointent entre autres la non "captation" de certains revenus. Les revenus dits de la propriété – loyers, dividendes, intérêts – sont "sous-déclarés" et biaisent le calcul du revenu médian qui sert à déterminer le seuil de pauvreté (seuil fixé à 60% du revenu médian). Pour les deux organisations, "le taux de pauvreté probable doit être revu à la hausse, en tout cas chez les moins de 65 ans". "Le seuil de pauvreté est proche des 1.200 euros/mois pour une personne seule". Apparemment, il y aurait quelques efforts à fournir pour tendre vers des indicateurs fiables, pour les croiser, les compléter.

En concordance avec le vécu

Voici plus de dix ans, une autre approche des indicateurs de pauvreté était déjà évoquée par des associations qui rassemblent les plus pauvres comme ATD Quart Monde ou Luttes solidarités travail (LST)(1). La démarche était pilotée par le Service de lutte contre la pauvreté. Tous concluaient à une nécessaire vigilance tant pour construire les indicateurs de pauvreté que pour les interpréter et les utiliser. Vigilance "pour que la manière dont on parle de la pauvreté et la façon dont on évalue les politiques de lutte contre la pauvreté soient en concordance avec le vécu des personnes pauvres".

D'aucuns militent sans cesse pour le rappeler. "L'essentiel, pour une réelle lutte contre la pauvreté, reste la place de partenaires que l'on accorde aux pauvres, autant dans l'évaluation des pratiques que dans l'élaboration de nouvelles législations", ne se lasse pas de répéter LST. "Cette parole, les plus pauvres ne peuvent la construire, comme tous les citoyens, que dans des associations qu'ils contrôlent d'un bout à l'autre". Elle nécessite du temps et le respect qu'implique une méthode faite de dialogues.

Ne nous leurrons pas : les chiffres même les plus justes restent froids. Ils ne peuvent ni résumer la réalité, ni apporter une solution univoque au problème qu'ils soulignent. Mais ne négligeons pas le signal d'alerte qu'ils constituent.