Soins de santé

Cinéma : Burn-out en salle d'op'

5 min.
© Burning Out
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Des blouses blanches qui vont et qui viennent, claquant les portes et poussant nerveusement les patients jusqu'aux blocs opératoires. Des fronts soucieux et désespérés, penchés sur des écrans d' ordinateur affichant sans cesse la même saturation d'occupation des salles. Des médecins et des infirmières qui se disputent à haute voix dans les couloirs ou penchés sur les viscères de leurs patients. On pourrait croire à une mauvaise série télévisée. Erreur ! Il s'agit, ici, d'un documentaire bien réel sur un grand hôpital parisien : 14 salles opératoires, 10 à 12 interventions quotidiennes dans chacune. 

Burning out :un flux tendu parmi les patients d'un hôpital, bistouri à la main.

Dès les premières minutes, l'immersion du spectateur est totale. Grâce à la caméra portée à l'épaule, on stresse, on court, on s'énerve avec les chirurgiens, anesthésistes, infirmiers, techniciens de surface… Ce n'est plus un hôpital, c'est une usine. Tout est minuté, calibré, or-ga-ni-sé. Sauf que cette logique de rentabilisation de l'espace hightech se heurte violemment aux limites de l'humain. Dans cet univers-là, personne n'est heureux. On ne se connaît plus, on se côtoie. On fonctionne comme des robots. On n'a plus le temps pour penser, soupeser, réfléchir. Il faut agir en flux tendu, en essayant d'éviter de "faire des conneries". Un soignant l'affirme face caméra : "Je n'ai plus la passion". Le regard dans le vide, un autre soupire : "On est chacun dans son coin, avec ses souffrances". Tandis qu'un troisième, chirurgien, regrette ouvertement le temps où lui et ses collègues "étaient les princes de l'hôpital"

Deux ans d'observation

Notre compatriote Jérôme le Maire a suivi pendant deux ans l'équipe chirurgicale de cet hôpital plongée en plein burn-out (7 départs volontaires, 14 arrêts de travail). Sa caméra s'est glissée – avec toutes les autorisations requises – dans les blocs opératoires, les couloirs, les salles de réunion, les discussions informelles autour de la tasse de café, etc. Bref, quasiment partout. Et jusque dans cette réunion surréaliste avec la direction qui, consultants "dépanneurs" à l'appui, met sur pied un audit pour calmer les troupes.

Un reflet bien réel de la réalité hospitalière ? "Il semble bien, malheureusement que la situation de cet hôpital français constitue plus la norme que l'exception, déplore Jérôme le Maire qui, pour ce travail, s'est (in)formé auprès de spécialistes du management, de la psychologie du travail et de la prévention du burn-out. Notre monde moderne est en train de transformer les hôpitaux en entreprises et les patients en produits. Efficience, productivité, performance sont devenues partout le mantra des managers"

Tout est minuté, calibré, or-ga-ni-sé. Sauf que cette logique de rentabilisation de l'espace high tech se heurte violemment aux limites de l'humain. 

Au plus près du vécu

Bien sûr, le montage est passé par là et on sent le parti pris du réalisateur. Mais les témoignages captés sur le vif ne peuvent mentir. Ni les peurs, les pleurs, les confidences. Le film pourrait presque être muet, tellement les tensions et les souffrances se lisent sur les visages. L'humour jaillit parfois comme une précieuse soupape de décompression. L'intérêt du documentaire est qu'il ne se contente pas de dresser le tableau clinique d'un lieu de soins au bord de l'explosion.

Sans interview ni mise en scène sophistiquées, il propose une réflexion sur les véritables racines du problème : l'emprise croissante des lois du management, sous couvert de renforcement de l'efficacité, déshumanise le travail, exige toujours plus du personnel, vide de leur sens des notions aussi élémentaires que le soin, l'attention, la bienveillance. Une métaphore de la société ? "Nous sommes des pions, nous faisons tourner la machine, nous sommes devenus hermétiques les uns aux autres", commente une blouse blanche. "Notre métier ne fait qu'aller avec le désenchantement du monde…" lance un autre. 

Retour à l'évidence

Intelligemment rythmé par de brefs moments musicaux – précieuses invitations à "souffler" avec les médecins et les infirmiers, le documentaire de Jérôme le Maire accorde également la place nécessaire aux solutions. Car il semble bien y en avoir ! Comme pour une pure fiction, on se gardera bien de révéler ici en quoi elles consistent. Disons seulement que les alternatives les plus simples, voire les plus ludiques, font parfois un pied de nez aux cortèges coûteux d'auditeurs et de consultants de tout style. Comme un clin d'œil, c'est la voix grinçante de Bob Dylan qui clôt le film, sans qu'on sache trop si le réalisateur veuille y glisser une touche d'espoir ou d'ironie. Chacun choisira. 

"Casser l'omerta"

Radiothérapeute hospitalier en province de Luxembourg, le Dr Marie-Laurence Herman est aussi viceprésidente francophone de la plate-forme Médecins en difficulté, créée en 2014.

En Marche : Quelle est, en Belgique, la situation des médecins travaillant en hôpital face au risque d'épuisement professionnel ?

Marie-Laurence Herman : Faute de sources chiffrées récurrentes, on a du mal à se faire une idée parfaitement rigoureuse de la situation. Mais il est certain qu’elle ne fait qu'empirer. Le médecin hospitalier souffre, comme bien d'autres professions, de la mutation générale du monde du travail qui se manifeste par l'accélération générale des tâches et le poids croissant des actes administratifs. Mais il y a aussi des facteurs spécifiques à la profession, comme le mouvement général de fusions entre institutions qui entraîne un sentiment d'insécurité professionnelle, et le fait que les directions sont de plus en plus confiées à des gens dont la logique est managériale avant d'être médicale. Surtout, les médecins ont énormément de mal à reconnaître leurs propres souffrances. Ils ont une vision d'eux-mêmes – mais entretenue par leurs patients ! – d'infaillibilité, qui leur est inculquée dès leur formation. Chercher de l'aide, c'est se retrouver eux-mêmes patients, admettre qu'ils peuvent eux aussi craquer : difficile !

Le regard des collègues est également très pesant : qui va engager un médecin qui boit ou qui a recours à des psychotropes ? La crainte de voir sa carrière impactée est énorme. La pudeur ou la honte prend souvent le pas sur le réflexe de demander de l'aide. Les médecins hospitaliers pratiquent donc eux-mêmes une sorte d'omerta : ils souffrent en silence. Et comme l'entraide et la confraternité sont des notions qui perdent de leur importance dans l'univers hospitalier… Enfin, j'ajoute que, parfois fortement spécialisés, ils ont finalement peu de possibilités de reconversion, ne fût-ce que temporaire. 

EM : Que propose la plateforme Médecins en difficulté ?

M-LH : Un lieu de parole, basé sur le compagnonnage : seuls des médecins répondent aux appels de leurs collègues, ce qui augmente la compréhension de leur "galère". Le message principal est :"Il n'est ni acceptable, ni tenable, que vous passiez par de telles souffrances pour exercer votre profession". Nous les aidons, pour certains, à accepter l'idée qu'ils ne sont plus en état de soigner les autres. Ils doivent d'abord penser à eux. Nous répondons uniquement aux difficultés d'ordre psychologique, mais nous ne sommes pas nous-mêmes des thérapeutes. Si le recours à un spécialiste s'impose, nous disposons d'une banque de données pour les orienter. Nous tentons également de démarcher les universités, afin qu'elles incluent dans leur formation l'invitation de "sages" et de "maîtres à penser", convaincus comme nous que les médecins ne sont ni des surhommes, ni des super women. Mais bien qu'à leur manière, ils peuvent contribuer à l'amélioration de la société, du bien-être général et du respect d'autrui, à l'opposé de l'esprit de compétition omniprésent. Pour cela, il faut être bien campé sur ses jambes. À titre personnel, je suis effrayée par le nombre d'assistants qui, à moins de trente ans, peu après avoir jeté toutes leurs forces dans leurs études, doivent arrêter de travailler plusieurs mois, frappés par le burn-out.


Pour en savoir plus ...

Burning out, documentaire de Jérôme le Maire, 85 minutes, réalisé à partir de l'ouvrage "Global burn-out" de Pascal Chabot. En salle à partir du 3 mai. Dates et lieux de projection : www.burning-out-film.com