Santé mentale

Alcool : une drogue pas si douce      

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(c)iStock
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Julie Luong

Julie Luong

Associé dans nos cultures au plaisir et à la fête, l'alcool a aussi un visage plus sombre : celui de la dépendance, des accidents et de la maladie. Des effets cachés, minorés et relégués dans un temps lointain. "Quand on consomme de l'héroïne, les dangers d'overdose sont présents à court terme, tandis que le risque de mourir d'une maladie du foie due à l'alcool se situe à long terme", analyse Jessica Simon, chercheuse en psychologie à l'ULiège. Rappelons qu'au sens strict, une drogue est une substance qui induit des effets sur le système nerveux (modifications de la perception, du comportement, de l’humeur, de la conscience, de la motivation, du jugement...), définition à laquelle le tabac, l'alcool et même la caféine répondent parfaitement. Différentes équipes de recherche ont d'ailleurs cherché à établir un classement sur la dangerosité des drogues légales et illégales en évaluant différents critères (toxicité, risque d'overdose, dépendance physique, blessures corporelles, violences intrafamiliales...) : toutes concourent à classer l’alcool parmi les des drogues les plus dangereuses, avec l’héroïne et la cocaïne. Le tabac se situerait quant à lui à des niveaux intermédiaires, tandis que le cannabis ferait partie des drogues les moins dangereuses. 
Mais pour Jessica Simon, il n'existe pas à proprement parler de drogues douces et de drogues dures. "Ce n'est pas le produit qui détermine si on est dans une consommation dure ou douce mais l'usage du produit." En ce sens, le vocabulaire employé au sujet de l'alcool est particulièrement trompeur. Entre le "petit coup", et le "verre de trop", le champ lexical est celui de l'inoffensif. "On ne dit jamais à quelqu'un qui fume ou qui boit qu'il est un toxicomane : on l'envoie dans un service de tabacologie ou d'alcoologie mais pas en toxicologie, alors que l'alcool et la nicotine sont des drogues." Contrairement à l'héroïne ou à la cocaïne, associées à un imaginaire de la subversion et de la marginalité, l'alcool est perçu comme compatible avec une certaine normalité sociale, voire nécessaire à celle-ci. Convivialité, gastronomie, tradition ou glamour : des valeurs positives lui sont associées, sans même compter les qualités de circuit court, d'écologie et de sauvegarde patrimoniale revendiquées par les "vins bio" et autres "micro-brasseries" récemment apparus dans le paysage. Comment croire qu'un tel produit puisse être dangereux pour la santé ?

Régularité et sens de la consommation
"Nous sommes dans une culture où boire quelques verres est perçu comme normal, voire même valorisé : la consommation commence d'ailleurs souvent dans le contexte de réunions familiales", rappelle Jessica Simon. Au fil des années, elle peut devenir plus régulière : un coup dur peut alors suffire pour faire basculer le buveur dans un usage à haut risque. Avec une consommation moyenne de 12 litres d'alcool pur par habitant et par an, la Belgique fait partie des pays européens où l'alcool cause le plus de ravages.  Quatrième cause de mortalité et de morbidité chez les plus de 15 ans, il joue un rôle dans l’apparition ou l’évolution des maladies cardiovasculaires et vasculaires cérébrales (AVC), de certains cancers (notamment du sein), d’affections du pancréas et du foie, de troubles de la mémoire et de la santé mentale, sans même compter son impact sur les accidents de la route. L’hyperalcoolisation (binge drinking) peut quant à elle avoir des effets durables sur le cerveau. Or, en 2018, environ un jeune sur dix parmi les 15-24 ans déclarait un épisode hebdomadaire d'hyperalcoolisation (consommation d'au moins 6 verres d'alcool en une seule occasion). En 2018, 7,4 % des hommes et 4,3 % des femmes (15 ans et plus) avaient en Belgique une consommation dangereuse d'alcool (définie comme plus de 21 verres par semaine chez les hommes et plus de 14 verres chez les femmes). Mais pour Jessica Simon, compter ses verres ne suffit pas à évaluer le caractère potentiellement problématique de sa consommation. "Une personne qui consomme ses deux verres de vin au repas tous les soirs, cela peut être questionnant si elle ne peut pas s'en passer", estime la psychologue qui invite à s'interroger sur deux critères pour évaluer son rapport à l'alcool : la régularité de la consommation et le sens qu'on donne à celle-ci. "Boire plusieurs verres de temps en temps avec ses amis pour décompresser, ce n'est pas très grave. Mais quand la consommation est la seule porte de sortie à chaque fois qu'on est stressé, c'est interpellant, détaille-t-elle. L'idée n'est évidemment pas de culpabiliser les individus mais de les responsabiliser en les encourageant à se demander pourquoi ils boivent."

Blanc-seing culturel et législatif    
Parmi ces raisons, notons une forme de "bonne conscience" liée à l'alcool. "La distinction que nous faisons entre drogues dures et douces est culturelle mais aussi législative, poursuit Jessica Simon, car nous avons l'impression qu'une substance qui n'est pas interdite n'est pas dangereuse." En Belgique, la dernière évolution de la loi date de janvier 2019, avec l'interdiction de la vente de spiritueux aux jeunes de moins de 18 ans. Mais Maggie De Block, alors ministre de la Santé, n'a pas pour autant suivi les recommandations du Conseil supérieur de la santé qui préconisait également l'interdiction de leur vendre de la bière ou du vin : il reste donc autorisé de servir, de vendre ou d'offrir ces boissons à un jeune de 16 ans. Malgré des tentatives renouvelées, une politique ambitieuse autour de l'alcool n'a en réalité jamais vu le jour dans notre pays : rejeté par les libéraux flamands, le "plan alcool 2014-2018" porté par la ministre de la Santé d'alors, Laurette Onkelinx, est tombé aux oubliettes. C'est que les lobbies pèsent lourd au royaume du houblon. Selon les chiffres de l'Association des brasseurs belges, le secteur emploie directement et indirectement quelque 50.000 personnes. Sa contribution économique a été estimée par le Bureau fédéral du Plan à 4 milliards d’euros, soit 1% du PIB. "Interdire l'alcool n'aurait pas de sens et mènerait probablement à des dérives comme celles connues aux États-Unis pendant la Prohibition. Un levier pourrait être d'augmenter les accises, puisqu'on sait que cela a déjà permis de réduire les ventes de cigarettes par le passé", estime Jessica Simon.
Dans les petits arrangements avec soi-même, les consommateurs ont aussi pu longtemps se reposer sur un discours sanitaire très "rassuriste" : aujourd'hui encore, il n'est pas rare d'entendre que boire un ou deux verres de vin rouge par jour est bon pour le cœur, en dépit des nombreux biais méthodologiques constatés dans ces études et du fait que les effets potentiellement bénéfiques de cette consommation sont annulés par l'impact de l'alcool sur les facteurs métaboliques, le poids et les autres maladies comme le cancer. Des méta-analyses ont ainsi révélé que la consommation faible d'alcool ne possède aucun avantage en termes de mortalité, par rapport à l'abstinence ou à une consommation occasionnelle. 

Addict
Pour Jessica Simon, l'essentiel est de ne pas laisser le problème se chroniciser. "Il faut essayer de se faire aider au moment où la consommation pourrait devenir problématique pour se donner la chance de revenir à des niveaux de consommation plus sûrs.  Car une fois que la dépendance est installée, on gardera toujours une vulnérabilité". Un traitement de courte durée avec un psychologue clinicien de première ligne – remboursé depuis avril 2020 (1) – peut dans ce cadre s'avérer judicieux. Le rôle d'orientation du médecin traitement est ici crucial car, comme le rappelle le rapport du Conseil Supérieur de la Santé, les généralistes sont les mieux placés pour identifier, conseiller et diriger les consommateurs à risque vers des aides et structures adaptées.
Au-delà des enjeux strictement sanitaires, la place occupée par l'alcool dans nos sociétés pose aussi la question plus large de l'addiction, un mal éminemment contemporain. "On voit beaucoup de personnes passer d'une dépendance à l'autre, observe Jessica Simon. Certaines se mettent au sport de manière intense après avoir arrêté de fumer. D'autres vont faire des achats compulsifs en ligne ou avoir un comportement de "workaholic"... or il faut savoir que c'est toujours le même mécanisme qui se répète. En cas d'addiction, un ensemble de neurotransmetteurs est libéré dans le cerveau : la personne dépendante peut trouver différents moyens de recevoir cette décharge, même si certains de ces moyens sont socialement plus acceptés et même valorisés, comme la dépendance au travail." Dans une culture du "clic", où les cerveaux sont formatés pour rechercher la stimulation plutôt que l'harmonie, s'extraire de ce cycle est un long parcours, un changement de logiciel aux multiples intrications existentielles. Reste à savoir qui veut vraiment d'un travailleur-consommateur entièrement libre.