Retour à Archives opinions

L'autonomie, un miroir aux alouettes ?

L'autonomie, un miroir aux alouettes ? © Ph. Turpin BELPRESS

Être autonome. Dès la plus tendre enfance, le chemin nous est tracé : nous devrons grandir en autonomie. Les bouts de chou qui quittent la crèche pour l'école en savent quelque chose. Leurs aînés aussi. Et que dire de leurs aïeux… face à la menace qui pèse sur eux de se trouver "assistés" voire "dépossédés" de leurs choix. Ah, autonomie chérie, on t'aime autant qu'on te craint. Et si on te pensait autrement…


"Vivre sa vie", "être libre de ses choix", "faire ce que l'on désire"… voilà, qui de nos jours, peut caractériser une vie réussie. Liberté, autodétermination, maîtrise, indépendance… sont recommandées et s'étalent dans toutes nos aspirations. Comme l'observe le chercheur belge Nicolas Marquis : "Plus que jamais, l’autonomie est devenue une catégorie prestigieuse, un but que chacun devrait poursuivre. Nous aurions, par exemple, du mal à comprendre que quelqu’un ne cherche pas à se dégager d’interférences extérieures dans les choix qu’il opère pour lui-même" (1).

Tu seras responsable mon fils

Depuis l'âge du "moi tout seul" (à situer généralement vers deux ans) et l'âge du "moi sans vous" (disons, l'adolescence), un parcours d'obstacles jalonne nos existences pour gagner toujours en autonomie. Comme on s'affranchit de carcans, comme on devient créateur de son existence. Avec le temps, nous irons même jusqu'à cacher nos dépendances pour donner le change, pour jouir encore de la considération portée aux adultes autonomes et responsables. Parfois, en cours de route, on nous rappellera qu'il est bon de "se prendre en charge", de "ne pas se laisser aller", de "ne pas attendre que tout tombe du ciel", de "s'activer", d'"être acteur de sa vie"…

Mais elle est bien paradoxale cette autonomie. Elle se revendique du choix personnel tout en relevant de la contrainte morale, de la norme, du modèle à suivre. Le sociologue Nicolas Marquis illustre l'ambiguïté avec plusieurs exemples: "dans les ouvrages de développement personnel qui conjuguent la question de l’autonomie à l’impératif ; dans la façon dont les écoliers, puis les étudiants, sont aujourd’hui dressés à construire leur propre projet de formation, de profession, de vie ; dans le langage de la reprise en main de soi et du choix personnel qu’utilisent coaches et représentants des pouvoirs publics à destination de groupes de populations à la marge ou précarisés"…

L'autonomie ne serait-elle qu'une illusion ? Nous sommes des êtres sous influence, pas toujours raisonnables, pas nécessairement rationnels. En atteste, ce subterfuge rigolo : l'image d'une mouche collée dans le fond des urinoirs pour encourager les utilisateurs à diriger leur jet. L'éthicien Laurent Ravez cite entre autres cet exemple pour démontrer que l'être humain ne décide pas toujours de façon rationnelle (2). Il en serait de même face à notre santé : la rationalité ne nous caractérise pas toujours. Pour respecter l'autonomie du patient en matière médicale, l'éthicien ajoute alors à la notion de liberté celle de bienveillance.

Autonome, ensemble

À tout bien y réfléchir, campé dans notre champ à cultiver notre autonomie, il n'est pas indiqué de s'y astreindre en solo. Le patient autonome n'est-il pas celui qui peut s'appuyer sur un (des) soignant(s) qui guide(nt), explique(nt), (r)assure(nt)? "Autonomes ensemble, mais pas tout seul", lance Bernard Vercruysse, médecin généraliste bruxellois, lorsqu'il se penche sur la question de l'autonomie de ses patients. Son expérience ouvre des perspectives sur la manière de considérer la notion. "Un collègue me disait un jour qu'au fond, un MMS (test d'évaluation de la mémoire) devrait, chez les couples âgés, être réalisé avec les deux vieux ensemble, et que leur performance, leur autonomie devrait s'évaluer à deux, l'un se souvenant de ce que l'autre oubliait, et développant ainsi à deux une autonomie suffisante. Comme l'aveugle et le paralytique… Ils sont autonomes ensemble, mais pas individuellement."

Faire et recevoir

À tout le moins, pourrions-nous choisir la voie de l'autonomie raisonnable, ainsi que nous y enjoint le philosophe Michel Dupuis. "(…) notre marge de manoeuvre, elle est faite à la fois d’actions, de possibilités, de décisions - je choisis pour ma vie, c’est tout à fait positif - , mais je sais très bien qu’il y a des limites à ces choix possibles et c’est là qu’interviennent d’autres choses comme la solidarité en face de mon autonomie." (3) S'émanciper, ce serait associer "pouvoir faire" et "capacité d'être blessé", autonomie et vulnérabilité.