Droits des patients

Il était une fois... un foie 

6 min.
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

"En entendant le diagnostic du gastro-entérologue, je suis tombé à la renverse”. Guillaume Langenaken, 56 ans, Partner Relationship Manager à l’Alliance nationale des Mutualités chrétiennes, à Bruxelles, se souvient parfaitement de l’annonce d’une tumeur maligne dans son intestin, ce jour du printemps 2004. “En quelques secondes, le monde s’est écroulé… Pourquoi moi ? Je ne buvais pas, je ne fumais pas”. Aussitôt lui reviennent à l’esprit les images des mois précédents. Son essoufflement systématique après avoir gravi une simple volée d’escaliers. Les inquiétudes de ses collègues de bureau devant son teint gris. La présence de sang dans les selles. Le diagnostic d’anémie de son généraliste à la veille des vacances. Autant de signaux d’alerte qui ne l’avaient pourtant pas inquiété outre mesure et qu’il avait préféré ranger dans un recoin de son cerveau : “on verra bien plus tard…”.

Le problème du médecin

Il se soumet à une batterie d’examens aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCL) à Woluwe-Saint-Lambert. Ceux-ci révèlent l’ampleur de la tumeur, qui s’étend du pancréas au colon en passant par la rate, la vésicule biliaire et une des glandes surrénales. Des métastases sont décelées au niveau du foie. Il faut opérer sans tarder ! “Moralement, la période était très éprouvante. Chaque jour, j’apprenais qu’un nouvel organe était touché. Heureusement, une image utilisée par mon médecin m’a empêché de chavirer complètement. Il m’a comparé à un bouchon de liège emporté par les flots d’un torrent. Impossible de m’agripper aux berges. Parfois, une pierre me bloque : c’est à l’équipe médicale de l’ôter et de permettre à nouveau ma progression vers des eaux plus calmes, plus chaudes, plus douces”. De l’inquiétude face à la tumeur ? “À quoi bon ? Médicalement, j’étais de toute façon impuissant. C’était au médecin de la gérer. Peu avant, il m’avait demandé de lui faire confiance, de ne pas discuter ni négocier le moindre conseil ou la moindre prescription. J’ai donc décidé de jouer le jeu : c’était son problème. La tumeur, c’était à lui de la vaincre. Par la suite, je n’ai jamais eu l’impression que je subissais passivement la maladie puisque l’équipe, elle, la gérait et gardait le contrôle sur son évolution”.

Guillaume subit une première opération fin 2004. Tous les organes malades sont ôtés en partie ou intégralement. Mais il faut aller plus loin. Un an plus tard, fin 2005, une deuxième opération – une ablation partielle du foie – s’impose pour éradiquer toutes les métastases. Échec partiel : une partie de celles-ci sont concentrées à proximité immédiate des artères du foie. Impossible de les ôter. Une évidence s’impose à l’équipe médicale : Guillaume doit subir une transplantation hépatique. “Tout cela, je l’ai bien vécu. J’étais bien entouré, ma femme m’accompagnait. Jamais je n’ai pensé que je pouvais mourir. Ma posture mentale – ‘c'est le problème du médecin, pas le mien’ – m’aidait considérablement”. 

Une longue attente commence : celle d’un foie disponible dans la zone Eurotransplant, l’organisme qui gère le flux des organes disponibles dans sept pays, dont la Belgique. À deux reprises, Guillaume est appelé en urgence à Saint-Luc pour la transplantation. Médicalement, il est prêt. Psychologiquement, c’est moins sûr. Ainsi, lors du deuxième appel téléphonique urgent, il continue sciemment son activité, comme si de rien n’était, alors qu’il est censé tout abandonner sur le champ et filer à l’hosto. “Ce n’est pas la peur qui me freinait. J’étais mal à l’aise avec ce système de don ‘post mortem’ où j’allais en quelque sorte ‘profiter’ du décès d’un être humain et m’accaparer son foie”. Les mois passent. Tout particulièrement à cette époque, les foies disponibles font défaut dans la zone Eurotransplant. Du fait que Guillaume est victime d’une pathologie très spécifique, les critères médicaux très stricts permettant d’établir l’ordre de priorité des candidats à la transplantation ne lui sont pas favorables, ce qui compromet ses chances de disposer d’un foie rapidement. Paradoxalement, son état de santé est satisfaisant et il a recommencé à travailler. Son foie et ses reins fonctionnent bien. Grâce à la chimiothérapie, l’équipe médicale parvient à contenir la tumeur. Mais voilà : celle-ci peut se réveiller à tout moment et échapper au contrôle des traitements. Que faire ?

La décision est prise de pratiquer une transplantation à partir d’un donneur vivant. Possible ? Oui, le foie est un organe qui se régénère bien et assez rapidement chez le donneur (1). Mais qui fera ce don? Des amis, un collègue de travail, des membres de la belle-famille se proposent spontanément. Guillaume, en effet, n’a jamais fait mystère de sa maladie. “J’ai vu de tout : des gens qui se sont précipités pour venir à mon secours. D’autres qui, sans oser l’avouer, se sont sentis soulagés en constatant que l’incompatibilité sanguine rendait leur aide impossible. Et d’autres qui n’osaient pas faire le pas. Je comprends très bien ces réactions très diverses : elles n’ont, en rien, changé mes relations avec quiconque”. Pour des raisons éthiques (lire l’encadré ci-dessous), l’équipe médicale du Dr Jan Lerut qui s’occupe de Guillaume a pour principe d’accorder une priorité absolue aux donneurs issus de la famille des patients. “J’ai posé la question aux quatre donneurs potentiels : ma femme, mes deux filles (29 et 27 ans) et mon fils (32 ans). Je ne voulais pas qu’ils se sentent obligés. Mais je savais que la question était déjà une forme de pression, que je le veuille ou non”. Dans le cas de Guillaume, le choix est d’autant plus difficile qu’aucun membre de sa famille n’offre un profil de compatibilité sanguine avec lui (ce qui complique la transplantation). Quant à son épouse, elle est –biologiquement – une “étrangère” : son souhait d’être la donneuse ne pourra être exaucé.

Des questions éprouvantes

L’opération de transplantation, étalée sur seize heures, aura lieu le 27 avril 2009. Non sans être précédée d’une kyrielle de questions toutes plus difficiles les unes que les autres, chaque enfant souhaitant ardemment devenir le donneur. L’enfant retenu n’allait-il pas, malgré lui, entraîner une forme de jalousie chez les deux autres ? Que se passerait-il si, un jour, les propres enfants du donneur avaient besoin d’une transplantation identique ? Quelle serait la réaction de l’épouse de Guillaume si l’enfant donneur mourait des suites de l’opération (bien que faibles, les risques sont là) ? Faut-il tenir compte - et jusqu’où ? - de la situation professionnelle des trois enfants pour procéder au choix du donneur ? Comment intégrer l’avis des conjoints des trois enfants? Etc… À l’issue des tests préopératoires, Stéphanie, la fille aînée de Guillaume, est choisie pour des raisons médicales malgré un groupe sanguin incompatible. Mais il faudra trois heures de patientes explications du Dr Lerut à la famille pour justifier ce choix cornélien et… de longues journées aux deux autres enfants pour dépasser leur dépit de ne pas pouvoir offrir leur foie. “À l’inverse de l’opération elle-même, cette période a été la plus éprouvante, se souvient Guillaume. Il a fallu gérer une énorme quantité d’émotions et d’appréhensions chez chacun”. Lui-même n’a pas échappé à ce questionnement : “de quel droit pouvais-je demander à autrui, a fortiori quelqu’un de jeune, de me donner une partie de son foie alors que moi, plus âgé, je pouvais me faire renverser par une voiture et mourir un mois après l’opération ?” Un an après celle-ci, Guillaume et sa fille se portent à merveille. Physiquement et moralement. “C’est moi qui dois la vie à mes enfants, dorénavant, et plus le contraire, sourit-il. Surtout, j’ai appris de tout cela qu’il y a moyen de bien assumer sa maladie en parlant de celle-ci au plus grand nombre de gens. Les jours de déprime, je ne pouvais pas me laisser abattre. C’eût été les trahir. Ils étaient les témoins de mon combat. De quoi aurais-je eu l’air ?” Quant à Stéphanie, ses appréhensions – juste avant la transplantation – paraissent bien loin.“Je ne sais si j’ai eu la chance ou la malchance d’être la donneuse. Mais je sais à coup sûr que nous avons vécu une aventure qui ne se terminera jamais. Elle a soudé davantage toute la famille. Elle a changé notre rapport à la vie. Elle nous a aidés à nous décentrer de nos propres petits tracas. A nous ouvrir aux gens. A leur donner et à recevoir d’eux… Quelle chouette expérience !” 


Une équation délicate

L’équation paraît simple. D’une part, il y a trop peu d’organes disponibles en Europe au regard des besoins. D’autre part, la transplantation à partir d’un donneur vivant est techniquement possible, y compris dans les cas d’incompatibilité sanguine. Pourquoi, dès lors, ne pas multiplier ce type d’intervention, au lieu d’attendre - parfois en vain - les organes issus de donneurs “post mortem”? Simple, oui. Mais surtout simpliste. “Les transplantations à partir d’un donneur vivant imposent deux fois plus de pression psychologique au sein des familles, explique le Pr Jan Lerut, directeur de l’Unité de transplantation abdominale, chirurgie générale, endocrinienne et bariatrique aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCL). Il faut s’assurer qu’aucune motivation pécuniaire n’est en jeu dans les familles ou dans les hôpitaux. Et qu’aucun chantage affectif n’a lieu, du type : "si tu ne donnes pas, je te déshérite…”. En outre, de telles opérations impliquent une intervention relativement lourde sur une personne en bonne santé, ce qui la situe aux confins du serment d’Hippocrate… Les promouvoir tous azimuts reviendrait donc à affaiblir la voie des dons d’organe ‘post mortem’ sur laquelle les efforts de sensibilisation doivent être sans cesse renouvelés, particulièrement auprès des jeunes

lire “Quand la vie et la mort se touchent du doigt”, En Marche du 4 juin 2009 - www.enmarche.be

>> Infos pratiques sur le don d'organes: www.beldonor.be