Droits des patients

Demain, quelle solidarité ?

6 min.
© AGEFOTOSTOCK BELGAIMAGE
© AGEFOTOSTOCK BELGAIMAGE
Catherine Daloze

Catherine Daloze

En Marche : Notre modèle de sécurité sociale et son corollaire : la solidarité semblent de plus en plus remis en cause. Vous parlez d'une critique qui s'attaque aux fondements. De quoi s’agit-il ?

Christian Léonard : la critique s’attaque aux fondements du système. Elle consiste à dire que la solidarité et la responsabilité sont incompatibles, que dès que les individus sont ‘protégés’, ‘couverts’ par le système, ils sont déresponsabilisés, ils deviennent des assistés. On remet dès lors en cause l’ampleur du financement du système d’une part et la ‘générosité’ des prestations d’autre part.

EM : Est-ce pour cette raison qu’ aujourd’hui, on tente de rendre de plus en plus les patients responsables de leur santé et de la consommation de leurs soins ?

CL : Il faut tout d’abord souligner que lorsqu’on envisage de responsabiliser l’individu et le patient en particulier, on postule que celui-ci est libre. C’est discutable. J’invite en effet le lecteur à faire l’exercice suivant lors de son prochain achat : se demander s'il a réellement besoin de ce qu’il s’apprête à acquérir et quels sont les facteurs qui ont pu influencer son sentiment de besoin d’une part, et le choix du produit qui est censé le satisfaire d’autre part. Il pourrait alors s’arrêter avant de franchir la porte du magasin. Cette précision est importante car sans une réelle liberté, on ne peut concevoir une réelle responsabilité.

EM : Vous êtes sceptique quant à l’efficacité de la responsabilisation des patients, pourquoi ?

CL : Il nous faut constater que la responsabilisation est quasi exclusivement conçue sur la base de contributions financières. L’idée est d’utiliser des signaux économiques, les prix, pour faire comprendre aux individus comment ils doivent se comporter. C'est une vision très réductrice de l’homme. De plus cela ne fonctionne pas vraiment. Les études montrent que lorsqu’on supprime ces incitants par exemple des bonus, les individus reprennent leurs anciennes habitudes.

En conclusion, la responsabilisation financière est plutôt inefficace. Elle est aussi inéquitable. Ce sont les moins nantis qui en subissent d'autant plus les conséquences. Les hausses de factures des soins pour le patient génèrent des reports de soins et une détérioration de l’état de santé.

EM : Selon vous, cette responsabilisation va prendre des formes de plus en plus insidieuses, qu’entendez-vous par là ?

CL : Je pense par exemple au projet de Google d’élaborer une banque de données (Big Data) reprenant le profil génétique, le style de vie, les données de consommations de soins… des personnes. L'idée : prévenir au mieux leurs maladies voire empêcher qu’elles n’apparaissent. De manière à peine voilée, il vise la santé parfaite, l’oubli de la finitude, le rejet de la mort. Au-delà de l’impact sur la nature humaine, sur la signification de l’existence humaine, on peut craindre à relativement court terme une modification profonde de la solidarité.

EM : Que voulez-vous dire ? Mieux cerner les risques de santé réduirait-il la solidarité ?

CL : C’est ce que l’on peut craindre lorsque la certitude remplacera progressivement le risque. En effet, le fait que nous courrions toutes et tous un certain risque inconnu a priori de tomber malade justifie que nous acceptions le jeu de la solidarité. Nous finançons ensemble un système qui peut nous bénéficier personnellement un jour. Que se passerait-il si notre assureur et nous-mêmes connaissions le risque de tomber malade de manière très précise ? Si nous savions relativement bien quand cela pourrait se produire ? Si vous savez précisément que votre risque est faible et que cela vous permet de payer une prime d’assurance très réduite, aurez-vous vraiment envie de payer un surplus substantiel pour venir en aide à celui qui, lui, a des risques élevés de tomber gravement malade et qui, en plus, n’est pas assez riche pour payer les primes élevées qu’on lui réclame ?

Pour accepter l'élan de réelle solidarité, de générosité, d’altruisme, il faudra mobiliser des valeurs qui devront transcender nos égoïsmes.

La refondation de la solidarité passe par une sorte de reconnexion à notre commune humanité.

EM : De quelles valeurs parlez-vous, comment envisagez-vous de les déployer ?

CL : Je suis convaincu que la refondation de la solidarité passe par une sorte de reconnexion à notre commune humanité. Il faut que, chacun et chacune, nous apprenions à accepter la fragilité de l’existence, les vulnérabilités qui y sont liées. C’est essentiel si nous voulons nous sentir membres d’une même communauté. Il nous faut pour cela nous débarrasser des diktats de la performance, de la réussite, de la productivité.

EM : C’est aussi le discours des partisans de la sobriété choisie ou de la décroissance. Mais comment concrètement y parvenir ?

CL : C’est en fait simple et difficile à la fois. C’est simple car nous pouvons tous agir sans compétences particulières. C’est difficile car cela demande un changement profond de notre manière d’envisager notre rôle dans la société. Il est en effet de notre ressort de pratiquer à l’égard des autres ce que j’appelle le ’care capacitant’. C’est-à-dire le ‘soin’ qui est de nature à permettre à l’autre d’être vrai, de ne pas se sentir jugé en raison de sa fragilité, de prendre conscience qu’il est ‘comme les autres’. Toutefois, il n’est pas possible de prendre soin des autres sans prendre soin de soi auparavant.

Nous devrions aussi reconnaître ce que nous devons à nos parents, à des amis, à celle ou celui qui partage notre vie et sans qui nous ne serions pas qui nous sommes.

EM : Comment cela peut-il mener à la solidarité ?

CL : Quand le soin est ‘capacitant’, c'est-à-dire source de ‘capabilités’, ‘de possibilités’, source de liberté, il ouvre vers la responsabilité individuelle certes mais aussi collective. On comprend en quoi nous ne sommes finalement pas différents des autres, en quoi nous partageons des vulnérabilités communes à l’humanité. Car, avouons-le, nous souffrons toutes et tous essentiellement des mêmes craintes : perdre la vie, perdre un être cher, perdre l’amour ou l’amitié de celle ou celui que nous aimons. Nous pouvons alors rejeter la pire menace pour la solidarité : ce que j’appelle le mérite positif et le mérite négatif. Le mérite positif c’est penser ‘je le vaux bien’ ce salaire, cet emploi, ce conjoint… C'est penser que l’autre ne mérite pas autant que nous ce qu’il possède. Comment voulez-vous accepter de céder une partie de votre revenu pour financer la solidarité si vous êtes convaincu que tout ce que vous gagnez est le fruit de votre labeur, que vous en êtes l’unique ‘auteur’, seul méritant ?

Pourtant nous savons ou devrions savoir que dans le ventre de notre mère, la société prenait déjà soin de nous et que cela va durer de nombreuses années avant le moment où nous paierons nos premiers impôts. Nous devrions aussi reconnaître ce que nous devons à nos parents, à des amis, à celle ou celui qui partage notre vie et sans qui nous ne serions pas qui nous sommes. La lucidité générée par le ‘soin’ permet la relativisation de ce mérite positif, pas qu’il soit nul mais il est très probablement moins élevé que ce nous pensons.

EM : Et le mérite négatif, de quoi s’agit-il ?

CL : Le mérite négatif c’est ‘il ne l’a pas volé’. Quoi ? Son cancer de poumon car il fumait comme un dragon, sa cirrhose du foie car il buvait comme un trou, son accident cardio-vasculaire car il mangeait comme un cochon et ne faisait pas un mètre sans sa voiture. Toutes ces gentillesses que l’on ne dit pas ouvertement mais que l’on pense car elles nous rassurent. Car si nous pouvons trouver une explication aux malheurs des autres, leur en assigner la responsabilité en raison de leur conduite sanitairement incorrecte, le mérite négatif, alors nous n’avons rien à craindre car nous, nous ne sommes pas comme eux. Nous ne fumons pas, ou à peine, nous ne buvons pas, ou si peu, nous mangeons de manière équilibrée et bougeons, parfois. La lucidité nous permet de voir en chacun et chacune un être souffrant avant tout, elle nous permet de ne pas juger les autres car nous ne savons pas si, à leur place, nous aurions fait mieux. Nous relativisons leur mérite négatif.

EM : Débarrassé de ces deux formes de mérite, l’individu est alors prêt à être solidaire ?

CL : Exactement, il est prêt à assumer financièrement le système de solidarité, la protection sociale, les soins de santé. Il est aussi prêt à accepter que ce financement serve à toutes celles et tous ceux qui en ont besoin, sans se demander s'ils ou elles l’ont mérité.

EM : N'est-ce pas un peu utopique ?

CL : C'est une utopie au sens d'un chemin sur lequel on peut s’en gager si on le veut vraiment.

N’oublions pas que personne ne pourra construire un programme pour savoir comment celui ou celle que je vais rencontrer dans dix minutes va se comporter à mon égard, même dans ce monde où tout semble de plus en plus déterminé et déterminant (la génétique, notre niveau social, notre niveau culturel), où tout devient progressivement prévisible. Le soin avec lequel celui que je rencontre me parlera va peut-être changer ma vie. Un autre monde est toujours possible. Il existe déjà.


En savoir plus

La réflexion et le travail de recherche de Christian Léonard sont détaillés dans un livre paru récemment.

Celui qui est actuellement directeur général adjoint du KCE (Centre fédéral d'expertise des soins de santé) et professeur dans différentes universités ou Hautes écoles y allie approches économique, philosophique, anthropologique et épidémiologique, plongeant au cœur de notre humanité. Cela fait tant la richesse de son cheminement de pensée, que son caractère complexe.

Tout s'articule autour d'un pari : la refondation de la solidarité. Son livre – résultat de sa thèse de doctorat en sciences médicales – plonge avec volontarisme dans les enjeux de notre système de protection sociale et dans les questions éthiques qui y sont liées.