Bien être

Ces contre-éloges qui font du bien

3 min.
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

Ne cachez plus vos cernes, montrez-les avec fierté ! Soulignées avec du maquillage, des paillettes ou arborées avec naturel, sans fard, les poches bleutées sont la nouvelle tendance beauté née sur Instagram. Les vendeurs de fonds de teint "qui illuminent le regard" et de sérums "qui gomment toutes les imperfections en un éclat" peuvent aller se rhabiller. "Avec le Covid, partout dans le monde, les gens ont vécu une période difficile où ils étaient fatigués et pas bien mentalement. Donc quel est l'intérêt de faire semblant qu'on est parfait, que tout est beau ? On a des cernes, et alors ?" commente Marie-Noëlle Vekemans, journaliste pour Elle, sur le site de la RTBF. 

"Oui je suis fatigué, Monsieur, et je m'en flatte". Si Robert Lamoureux, comédien français considéré comme le père du stand up moderne, avait été un millenial né dans les années 90, il n'aurait certainement pas hésité, lui non plus, à exhiber ses cernes sur les réseaux sociaux. En 1953, il écrit Éloge de la fatigue, un poème qui répond avec profondeur aux critiques récurrentes sur sa mauvaise mine : "La fatigue, Monsieur, c'est un prix toujours juste. C'est le prix d'une journée d'efforts et de luttes. C'est le prix d'un labeur, d'un mur ou d'un exploit. Non pas le prix qu'on paie, mais celui qu'on reçoit. C'est le prix d'un travail, d'une journée remplie. C'est la preuve, Monsieur, qu'on marche avec la vie". 

Des cernes et des rides

La fatigue n'est pas la seule à accomplir son retour en grâce. Depuis le poème de Robert Lamoureux, l'apologie à contre-pieds est devenue un exercice de style à part entière auquel s'adonnent philosophes, sociologues et chroniqueurs. Dans L'Éloge de la lenteur, best-seller traduit dans plus de 20 langues, le journaliste Carl Honoré explique comment la rapidité finit par nuire à la santé. "Aujourd'hui, on peut même assister à des cours de yoga rapides", plaisante-t-il agacé dans une conférence Ted. Une réflexion qu'il poursuit dans La révolution de la longévité, où il interroge l'obsession de nos sociétés modernes pour la jeunesse, nous rappelant, avec bon sens, que rien ne sert de courir. Dans la vie, la destination finale est la même pour tous… C'est à ce même mouvement de déclaration que nous invite également la philosophe Hélène l'Heuillet dans son récent essai Éloge du retard : "Être en retard, c’est faire l’école buissonnière, prendre des chemins de traverse, ne pas aller droit au but, c’est introduire d’infimes variations qui peuvent faire dérailler les rouages bien huilés de nos vies trop machinales. C’est finalement vivre, face aux valeurs dominantes de nos sociétés modernes – fluidité, flexibilité, urgence et vitesse – et aux pathologies qui en découlent."   

Sans oublier les larmes

Dans Éloge de la fragilité, magnifique texte qu'elle déclame au micro de France Inter, Lola Lafont s'en prend, quant à elle, au culte de la performance. L'écrivaine y invite l'auditeur à résister à "cette petite musique martiale qui rythme nos quotidiens", à cette rengaine qui nous enjoint à nous montrer toujours sous notre meilleur jour et qu'elle décrit avec beaucoup de poésie : "Vénération de la fermeté, des seins, des cuisses comme de celle des discours politiques musclés, couillus, tout sauf être à un flamby. Horreur du friable, du mou, du tremblement, icônes médiatiques puissantes, éblouissantes, aveuglantes. Apologie de la débrouille du "moi, je m'en suis sortie toute seule". Apologie de la résilience déguisée en injonction à se remettre en selle au plus vite, à redevenir efficace. Terreur de la chute, du faux pas, du ralentissement. (…) Terreur d'être mis à nu, désignés comme fragiles. Cette insulte qui dit qu'on ne supporte pas assez bien les coups."

"On a beaucoup de mal à affronter notre fragilité, confirme le rédacteur en chef de Philosophie Magazine également sur Radio France. Quand un proche affronte une épreuve, on lui dit 'ça va aller', 'tu vas rebondir'. C'est le grand concept précieux de la résilience. Mais on se précipite parfois trop vite vers la sortie, la fin de la fragilité (…). Avec la crise sanitaire, on a vécu une expérience éprouvante, il y a eu des morts et d'autres choses dont on aurait voulu se passer, mais aussi des choses précieuses, des liens qui se sont tissés, et il intéressant de faire le bilan des forces que l'on a puisées dans cette expérience de fragilité collective." Camille Suez, psychologue clinicienne, nuance également : "Il y une forme de discours de développement personnel, de pensée magique, qui veut faire de la fragilité une force. Mais on ne se relève pas toujours des épreuves pour en faire quelque chose et c'est cette tolérance à accueillir ce mouvement intérieur, la douleur, la peur, qui nous permettra peut-être de gagner quelque chose. Mais ce n'est qu'un peut-être.

Au Japon, le Kintsugi est une pratique de restauration des céramiques anciennes dans laquelle les fêlures ne sont pas cachées, mais au contraire, délicatement rehaussées de peinture d'or. Les accidents font partie de l'histoire de l'objet et le rendent d'autant plus beau. Après avoir déposé des paillettes d'or sur nos cernes, oserons-nous un jour faire briller nos rides et nos cicatrices pour tendre un miroir salutaire à cette société qui voudrait parfois nous rendre un peu trop lisses ?