Vivre ensemble

Préserver les solidarités intergénérationnelles

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Jeunes et vieux : deux regards complémentaires...<br />
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Jeunes et vieux : deux regards complémentaires...
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Aurelia Jane Lee

Aurelia Jane Lee

L'intergénérationnel est à la mode. De nombreuses associations en ont fait leur vocation (voir encadré). Mais comment amener les différentes tranches d'âges à se rencontrer, à dialoguer ? "Il ne suffit pas d'amener des enfants dans des maisons de repos ou des personnes âgées dans les écoles. L'enjeu est bien plus important", souligne Michel Loriaux, sociologue et anciennement professeur au Département de démographie de l'UCLouvain, aujourd'hui à la retraite, et président de l'AISBL Générations. Pour comprendre la situation actuelle, un détour par l'histoire s'impose. "Pendant très longtemps, il y a eu un équilibre entre la natalité et la mortalité des populations. Mais au cours du 19e siècle, l'allongement de l'espérance de vie d'une part, notamment grâce aux progrès de la médecine et des technologies, et la diminution du nombre des naissances d'autre part, ont modifié ce rapport." Aujourd'hui, les pyramides des âges se sont globalement inversées : les couches plus âgées sont devenues plus importantes, alors que le taux de reproduction de la population a baissé.

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©Soraya Soussi

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Le concept de "vieillissement de la population" apparaît en 1928 sous la plume de l’économiste et démographe français Alfred Sauvy. Autour de lui, une école de pensée s'est formée en France, rassemblant scientifiques et hommes politiques, qui assimilent l’allongement de la durée de vie à une forme de déclin et prônent une politique nataliste pour le contrer. Le succès de cette théorie a poussé les générations à s'affronter plutôt que de se montrer solidaires entre elles, juge Michel Loriaux. "On ne peut pas comprendre la situation actuelle si l'on ne part pas de cet historique." Selon le sociologue, l'expression de "vieillissement de la population" introduit un parallèle insidieux entre un phénomène d'évolution démographique particulier et un processus biologique individuel. Ce vocabulaire négatif induit l’idée qu’il faut lutter contre ce phénomène, au lieu d'en prendre acte et d'établir des politiques en faveur de l'intergénérationnel.

Un affrontement inévitable ?

"Du fait de l'augmentation de la longévité, davantage de générations différentes se côtoient, note Michel Loriaux. Les plus âgés, ceux qui ont entre 90 et 100 ans, forment une génération que l'on peut considérer comme 'reléguée'. Ils font face à des problèmes de santé, de pauvreté et d'isolement que la société n'est pas en mesure de résoudre ; elle leur accorde par conséquent très peu d'intérêt. Il y a ensuite les générations des Trente Glorieuses, à la retraite actuellement, et souvent confrontée à des problèmes financiers. Suivent les babyboomers (nés entre 1945 et 1975), que l'on qualifie souvent de génération sacrifiée ou 'born to pay' (nés pour payer) ; les générations de la crise (jeunes adultes nés entre 1975 et 2000), marquées par les inégalités ; et enfin, les jeunes générations des 20 dernières années, plongés dans l'incertitude concernant leur avenir." Selon cette typologie (1), la société se divise en groupes d'âges qui rencontrent chacun des problèmes et des besoins différents. "Une telle diversité de générations provoque un risque de déstabilisation, voire de chaos social, pointe du doigt le sociologue. D'autant plus que certains auteurs, tels Alain Minc, ont dénoncé ces inégalités en accusant les aînés d'occuper une part trop importante de la société et de s'accaparer les ressources qui devraient revenir aux plus jeunes."

"Il faut réaffirmer l'interdépendance entre les générations, ainsi qu'entre les sexes et les classes sociales." M. Loriaux

Dans une société vieillissante, trois scénarios sont envisageables, explique le sociologue. Le premier et le plus plausible, c'est l'enlisement : le vieillissement et ses conséquences sont acceptés comme une fatalité et considérés comme l'origine inévitable des conflits intergénérationnels. Ce scénario conduit au deuxième, qui est celui de l'affrontement : jeunes et vieux vivent sur deux planètes différentes, avec des intérêts divergents, allant jusqu'à se mener une guerre des générations.

Dans cette perspective, les plus âgés sont perçus comme un "poids" pour la société, une frange de la population inactive et improductive, au regard d'une jeunesse sur laquelle reposerait toute la charge de travail et la production économique. Pour Michel Loriaux, c'est ignorer tout ce qu'apportent à la société les personnes âgées, la plupart d'entre elles étant en réalité actives, que ce soit à travers des engagements bénévoles, la garde de leurs petits-enfants, en tant qu'aidants proches, etc. Leur contribution est souvent rendue invisible et n'est pas valorisée sur le plan économique. C'est pourquoi il défend un troisième scénario, plus utopique, mais aussi plus souhaitable à ses yeux : celui de l'épanouissement. "Il s'agirait de considérer le vieillissement comme un progrès humain, ce qu'on a du mal à reconnaître."

Changer de modèle culturel

Michel Loriaux défend une approche positive de la vieillesse à travers l'idée de la "révolution grise", dont il revendique d'ailleurs la paternité (2). Il entend par là proposer une vision alternative à celle couramment admise depuis Sauvy, qui imprègne nos sociétés de façon souvent inconsciente.

"Il faut réaffirmer l'interdépendance entre les générations, ainsi qu'entre les sexes et les classes sociales, plaide-t-il, et négocier un nouveau contrat social intergénérationnel. Cela exige du courage politique et un peu d'imagination." Il identifie plusieurs pistes d'action pour ce faire : "Il faudrait limiter l'impact des modèles culturels basés sur la ségrégation des âges, développer une éthique des sociétés vieillissantes, reconnaitre le rôle social des personnes âgées, favoriser l'exercice du bénévolat et des ‘secondes carrières’, supprimer les obstacles juridiques et administratifs à la participation des aînés…" Il propose également de mettre au point une comptabilité sociale pour mesurer les flux réels d'échanges intergénérationnels. Cela permettrait de savoir objectivement "qui profite de qui" et de peut-être renverser les clichés.

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(c)Yasmine Gateau

Vieillir en dehors des clichés                   

"Auparavant, tout le monde partageait les mêmes modèles culturels, religieux, sociaux. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Les aspirations des uns et des autres varient. Face à tant de besoins différents, on ne sait plus à qui ni à quoi donner la priorité. Faut-il plus d'écoles ? De crèches ? De maisons de repos ? Favoriser l'investissement ou la consommation ? À cause de l'accroissement de la diversité générationnelle et des valeurs différentes défendues par ces diverses catégories d'âge, les solidarités intergénérationnelles sont aujourd'hui menacées", s'inquiète Michel Loriaux. C'est pourquoi il estime que la priorité absolue est de les préserver en maintenant la cohésion sociale.

Le vieillissement de la société ne représente pas nécessairement une menace.

Si l'on veut que les différentes générations puissent se côtoyer dans la société sans s'affronter, et mieux encore, qu'elles interagissent et s'apportent des bénéfices mutuels, il reste un important travail à mener pour modifier les perceptions culturelles profondément ancrées dans nos sociétés depuis des décennies. Il s'agit de changer notre regard sur le vieillissement de la société, dont le constat est inéluctable, mais qui ne représente pas nécessairement une menace. Au contraire, il peut être perçu comme une opportunité inédite de faire fructifier les atouts de chaque âge dans un rapport de complémentarité et d'entraide. "Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait…" La seule perspective pour rendre notre société plus viable, d'après Michel Loriaux, serait de "créer une commission de population dans laquelle toutes les catégories sociales, tous les groupes générationnels soient représentés pour négocier un nouveau contrat social intergénérationnel." Cela prendrait du temps, admet-il, mais n'est pas impossible.

 

(1) Reprise à Xavier Gaullier, Les temps de la vie. Emploi et retraite, Éd. Esprit, 1999
(2) Populations âgées et révolution grise. Les hommes et les sociétés face à leurs vieillissements, M. Loriaux, D. Rémy et E.Vilquin (sous la dir. de), Éd. CIACO, 1990

Pour en savoir plus

• L'ASBL Entr'Ages a constitué un réseau de 25 associations, actives dans divers secteurs. De tailles variées, elles ont pour point commun d'être accessibles à tous les âges et d'œuvrer dans une optique de vivre ensemble. Par exemple, Mémoire vive recueille les témoignages et récits de vie de personnes âgées, Labolobo organise des ateliers d'art-thérapie par la danse, le texte, etc., Les Trois Pommiers propose des solutions de logement intergénérationnel, DUO for a JOB du coaching à l'emploi et Volont'R des possibilités de bénévolat relationnel au sein d'institutions (cliniques, maisons de repos, crèches…).

Les sites Internet de ces différentes associations sont tous renseignés sur celui d'Entr'Ages : entrages.be 
Contact : 02/544.17.87 • info@entrages.be

Générations est une AISBL créée en 1997 sur base d’une collaboration initiale entre quatre pays européens (Belgique, Angleterre, France et Portugal) démarrée dans les années 1990 avec la publication d’une revue elle-même intitulée Générations et éditée avec le soutien de la Commission européenne. Elle est actuellement hébergée à l’Université de Louvain (UCLouvain) au sein du Centre de Recherche en Démographie de l’Institut d'Analyse du Changement dans l'Histoire et les Sociétés Contemporaines (IACCHOS). Son site Internet regorge de ressources documentaires (actualités, archives, photos, vidéos) et liste également une série d'associations actives en Belgique et à l'étranger. Michel Loriaux en est le président actuel.

Contact : generations@uclouvain.be