Seniors

Vieillir en dehors des clichés                   

6 min.
(c)Yasmine Gateau
(c)Yasmine Gateau
Julie Luong

Julie Luong

Un ouvrage paru récemment le rappelle : vieillir n’est ni un crime ni une maladie… à moins de considérer que vivre est une maladie grave. Dans Vieillir n’est pas en crime ! Pour en finir avec l’âgisme, Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre en gériatrie, souligne la peur panique de nos sociétés face à la vieillesse. Obsédées par la performance et la prime jeunesse, elles ne semblent plus tolérer que le " senior dynamique " des publicités, celui qui ne fait pas son âge. Les autres sont invisibilisés, sauf lorsqu’un scandale éclate comme récemment celui des maisons de repos Orpea. C’est alors la face la plus sombre de la vieillesse qui est montrée par les médias. Prenant le contrepied du philosophe André Comte-Sponville, qui estime que " le vieillissement est l’usure d’un vivant, laquelle diminue ses performances, sa puissance d’exister, de penser, d’agir", Véronique Lefebvre des Noëttes considère pour sa part qu’il ne s’agit pas d’usure mais d’évolution : " Selon moi, si le vieillissement de l’être humain est un processus, une réalité mouvante – à la fois physiologique, psychique, cognitive, sociétale –‚ ce n’est pas une usure‚ car les objets s’usent, ils ne vieillissent pas. Les personnes vieillissent, même si elles s’usent parfois aussi au contact rugueux des rapports humains."

"C’est pour ton bien"
" Il y a deux types d’âgisme, l’âgisme hostile et l’âgisme bienveillant, explique Stéphane Adam, professeur de psychologie du vieillissement à l’ULiège. L’âgisme hostile consiste à ignorer ce qu’est l’autre, c’est-à-dire à considérer l’autre comme un objet. Au début du Covid, on a constaté que quand un enfant ou un membre du personnel d’une maison de repos décédait, les médias publiaient des témoignages de proches, la photo de cette personne, son nom, etc. Mais jamais une personne âgée n’a eu sa photo dans les médias parce qu’elle était décédée ! Les personnes âgées, c’est donc resté un chiffre, un pourcentage de décès. " L’idée selon laquelle " on sacrifiait les jeunes pour les vieux " s’inscrivait également dans cette attitude hostile, tout comme le raisonnement d’après lequel le Covid allait permettre de diminuer la pression démographique liée au vieillissement. Néanmoins, l’âgisme bienveillant, qui consiste à discriminer les personnes âgées "pour leur bien", est autrement plus fréquent. "L’âgisme bienveillant, c’est une attitude un peu infantilisante, condescendante, paternaliste, résume Stéphane Adam. Sous prétexte qu’on voulait les protéger, les personnes âgées ont été sommées de rester chez elles, de ne pas faire leurs courses, etc. Cette communication médiatique du type’ il faut protéger nos vieux’ n’a pas généré que des effets positifs : beaucoup de personnes ne se sont jamais senties aussi vieilles que depuis le Covid ! Or les études montrent que l’âge ressenti prédit mieux notre évolution de santé physique et mentale que l’âge réel ou que n’importe quelle mesure biologique : plus on se sent vieux, plus on meurt jeune." La perte de confiance en soi générée par cette image négative participe par ailleurs aux phénomènes de "glissement" fréquemment observés chez les aînés isolés pendant la crise du Covid, qui se caractérisent par une perte d’autonomie soudaine (incapacité à se lever, se laver et s’alimenter) et sont parfois qualifiés de suicides inconscients.

Auto-stéréotypes
Pourtant, contrairement à l’image qu’on leur renvoie, les aînés, dans leur immense majorité, ne sont ni aigris ni désespérés ! Ainsi, un sondage publié en septembre 2021 par l’institut IPSOS à la demande d’Amnesty International révélait que 89% des aînés en Belgique francophone se sentent jeunes d’esprit et que 87% d’entre eux se sentent bien dans leur peau. Tout en rappelant que près d’un aîné sur trois se sent vieux dans le regard des autres… Malheureusement, nous finissions parfois par intérioriser les stéréotypes qu’on nous colle sur le dos… Le phénomène est connu en psychologie sous le nom de " menace du stéréotype", initialement démontré par une étude portant sur les stéréotypes hommes/femmes. Menée sur des étudiants américains, cette expérience mettait en évidence l’absence de variation des performances mathématiques en fonction du sexe de l’étudiant sauf dans le cas où l’on précisait à ces étudiants que le test auquel ils allaient être soumis montrait des différences de performance entre hommes et femmes... Les femmes, se sentant a priori visées par cette affirmation pourtant neutre, obtenaient alors statistiquement de moins bons résultats, en vertu du présupposé que les femmes sont moins fortes en maths. Un phénomène identique a été observé auprès de personnes soumises à des tests de simulation automobile, avec un impact négatif sur les performances quand il était précisé que la personne était probablement plus lente ou moins performante à cause de son âge… “La particularité de l’âgisme par rapport au sexisme et au racisme, c’est qu’il nous concerne tous car nous sommes tous des futurs vieux et on le subit par ailleurs à travers nos parents, grands-parents, poursuit Stéphane Adam. Tout au long de notre vie, on accumule des stéréotypes, par exemple dès que petit, on a entendu sa mère critiquer ‘les vieux qui font leurs courses le soir et qui encombrent la file alors qu’ils auraient tout le temps de venir en journée’… À un moment, cela devient donc forcément des auto-stéréotypes.".

Pourquoi tant d’âgisme ? 
S’entraînerait-on toute sa vie à se discriminer plus tard ? Les études montrent en tout cas que notre perception du vieillissement évolue avec l’âge. "Pour une personne de 20 ans, on arrête d’être jeune à 30 ans et on commence d’être vieux à 45, mais pour une personne de 60 ans, on arrête d’être jeune à 65 et on commence à être vieux à 75… ce qui suggère que le vieux, c’est toujours l’autre", rappelle Stéphane Adam. Par ailleurs, la vision que nous avons du grand âge est influencée par les aînés avec lesquels nous sommes en relation.  "On sait par exemple que la vision du vieillissement est plus négative chez les soignants que dans la population générale, précise Stéphane Adam, car les soignants voient le vieillissement dans son versant négatif. Si les personnes que je rencontre au quotidien sont des personnes qui ont des dépendances, des difficultés, je vais avoir tendance à généraliser à toute la population ce que je vois. C’est comme aller en Irlande, y voir une fille rousse et conclure que toutes les Irlandaises sont rousses. " De même, il a été montré que les contacts que les enfants ont avec leurs grands-parents sont un bon prédicteur de la vision qu’ils auront du vieillissement : si les contacts sont bons, leur perception du vieillissement sera plus positive. " Ce n’est pas une question de quantité de contacts, mais de qualité", souligne Stéphane Adam.
De manière générale, les études montrent que la peur et le rejet de la vieillesse sont étroitement liés aux indicateurs économiques : plus le PIB d’un pays est bas, plus le taux de chômage y est élevé, plus le vieillissement est perçu négativement. "Cela indique que l’âgisme est lié aux sociétés capitalistes industrielles ", résume Stéphane Adam, dans lesquelles celui qui ne produit pas, ne "rapporte rien", est considéré comme un poids, une charge. Les indicateurs démographiques constituent l’autre facteur déterminant : ainsi l’Asie, souvent perçu comme un continent où les aînés seraient davantage respectés, est en réalité plus âgiste encore que les pays occidentaux, en raison d’une vitesse de vieillissement de la population très élevée.  Pour Stéphane Adam, les médias ont aussi une lourde responsabilité dans l’âgisme : alors que la question des retraites est régulièrement placée au cœur de l’actualité, les bienfaits économiques du vieillissement ne sont par exemple qu’exceptionnellement évoqués. "2,4 milliards d’euros, c’est pourtant le bénéfice lié à l’activité bénévole des 55 ans et plus en Belgique, ce qui signifie qu’une partie du PIB est lié à la plus-value du bénévolat des seniors. La crise sanitaire l’a révélé indirectement puisque quand la première vague s’est terminée et qu’on a commencé à déconfiner, la raison essentielle était de ‘reprendre’ l’économie, ce qui ne pouvait se faire qu’en faisant garder les enfants par les grands-parents… De même, comment rouvrir les musées sans bénéficier de la main-d’œuvre bénévole senior ? Mais on voit toujours le verre à moitié vide…"

Ce qu’on gagne
Le psychologue met encore en garde contre l’injonction au "bien vieillir" qui pèse aujourd’hui sur les épaules des seniors : responsables de leur propre santé, ils sont sommés de faire de l’exercice, de bien se nourrir, d’avoir une vie sociale, de faire des check-up… sans quoi ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes ! "Il est fort probable que la meilleure façon de bien vieillir, c’est de digérer et d’intégrer son vieillissement et de le voir sous l’angle non pas de ce qu’on perd mais de ce qu’on gagne", résume-t-il. Et ce gain n’est pas toujours, comme pourraient le laisser penser d’autres stéréotypes, une sagesse inoffensive : c’est aussi une manière plus libre de penser et de vivre, comme le soulignait le mouvement social des aînés  Énéo dans un récent dossier : "Ce qui frappe c’est la volonté d’autodétermination des aînés. Les mots qu’ils choisissent, la volonté que ceux-ci traduisent est un attachement déterminé à l’autonomie et à l’indépendance (…) Liberté ; le mot est sacralisé : liberté de s’exprimer sans tabous. Liberté de s’autodéterminer. Liberté d’aimer et d’être aimés tels qu’ils sont. Liberté de se déplacer. Liberté de créer et d’innover. Mais aussi participer à l’humanité, reconnaître l’autre comme un égal." Libre et vieux – et libre d’être vieux.