Jeunesse

Alcool : comment les marques draguent la jeunesse ?

5 min.
Face à la baisse de la consommation chez les hommes, l'industrie est prête à tout pour conquérir de nouveau public : les femmes et les jeunes Photo (c) Adobe stock
Face à la baisse de la consommation chez les hommes, l'industrie est prête à tout pour conquérir de nouveau public : les femmes et les jeunes Photo (c) Adobe stock
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

Avec près de 10 litres d'alcool pur par habitant chaque année, la Belgique est un pays de buveurs. Toutefois, la part de la population qui ne consomme pas ou très peu est passée de 37,7 % en 2004 à 50,8 % en 2018 (2). "Les hommes, qui sont les consommateurs traditionnels, boivent moins. En réaction, l'industrie cherche par tous les moyens à toucher de nouveaux publics : les femmes et les jeunes", observe Martin de Duve, alcoologue et directeur de Univers Santé.   

Les hommes savent peut-être pourquoi… les femmes n’en demeurent pas moins une part de marché potentiel de taille. Certaines marques l’ont bien saisi, comme Duvel, qui lançait sa collection "Duvelles" avec ses produits dérivés allant des articles de sport pour femmes à la carte de fête des Mères    

Pour séduire un public jeune et féminin, l'industrie mise aussi sur de nouveaux produits, colorés, sucrés, bon marché.

Sur les réseaux sociaux, le secteur soigne son image inclusive, LGBTQI friendly, etc. Pour séduire un public jeune et féminin, l'industrie mise aussi sur de nouveaux produits, colorés, sucrés, bon marché. Les "prémixs" – mélange d'alcool fort et sodas prêts à consommer– ont ouvert le bal. Vins blancs à la pêche et rosés au pamplemousse ont ensuite débarqué de France avec leurs étiquettes de friandises girly moins austères que celles des châteaux.  "Les responsables marketing s'intéressent depuis longtemps à la manière d'atteindre les jeunes le plus efficacement possible. Le potentiel que ces consommateurs ont de renouveler le marché justifie son importance", relèvent des chercheurs en marketing dans une étude sur la génération Z. Ces jeunes connectés, nés entre 2000 et 2010, se préoccupent davantage des questions de santé et d'écologie poursuivent les auteurs, invitant l'industrie à mettre en avant des arguments environnementaux pour stimuler les ventes : "Cela permettrait de réduire le principal complexe des Gen-Zers, qui se considèrent comme immatures lorsqu'ils boivent du vin."  

Pour faire passer la pilule, il ne s'agit plus de miser sur le sucre mais de l'enrober d'un habillage pseudo "sain".  Dernière nouveauté, les "Hard Seltzers". Présentées comme des "eaux pétillantes alcoolisées", "peu caloriques", et même "véganes", elles contiennent en moyenne autant d’alcool qu’une Pils et de sucre qu’un Sprite. De l'art de transformer le vin en eau… 

Occuper le terrain  

À l'affiche des festivals cet été, pas un évènement, même parmi ceux organisés par les pouvoirs publics, qui ne soit sponsorisé par une marque d'alcool. Souvent, les promotions pour les bacs de bière tombent aussi de manière opportune au moment des festivités étudiantes ou des camps scouts. Dans une plainte déposée auprès du Jury d'éthique publicitaire (JEP), une association s'émouvait de la participation des brasseries Swinkels à une plateforme qui permet aux marques de valoriser leur soutien financier à des associations, parmi lesquelles des organisations de la jeunesse et de l'enfance. Dans une autre plainte, le SPF santé s'agace d'une campagne des brasseries Van Honsebrouck incitant les jeunes à acheter de grandes quantités de bières fortes pour compléter leur collection des canettes à l'effigie de l'Overpoort, célèbre rue estudiantine de Gand, et en poster la photo sur les réseaux sociaux.  (1)

Les brasseurs se livrent à une concurrence féroce pour être présents dans les cercles étudiants.

Les brasseurs se livrent à une concurrence féroce pour être présents dans les cercles étudiants, observe Martin de Duve. "Des commerciaux aguerris démarchent les étudiants avec des offres agressives qui les obligent à écouler de grandes quantités pour garder des prix concurrentiels. À 18 ou 20 ans, c'est difficile de résister." Mêmes constats sur le terrain du sport. "C'est devenu extrêmement difficile de faire de la prévention dans ce milieu. Je ne critique pas les petits clubs qui essaient de survivre avec leurs buvettes, mais l’État qui, en ne prenant pas ses responsabilités, laisse l’alcool prendre une place qui pourrait être prise par d’autres acteurs économiques."  

Dans une émission d’Investigation diffusée en janvier, des journalistes de la RTBF révélaient comment AB InBev, à une époque, invitait des responsables de cercles à des voyages tous frais payés et bien arrosés, pour leurs présenter leurs campagnes et les encourager à en devenir les petits ambassadeurs. Vie étudiante, culturelle, associative, sportive, l'industrie est partout et prête à tout pour chercher ses futurs clients et clientes. 

Les espaces virtuels ne sont pas laissés en reste. Bacardi-Martini s'est récemment fait reprendre par le JEP pour un post Instagram vantant ses produits. L'influenceur, se défend la marque, aurait oublié d’apposer la mention "publicité".  Dans un communiqué, Absolut Vodka Italie se félicite des excellents résultats obtenus grâce à la collaboration avec des streamers de jeux vidéo sur Twitch. L'entreprise Heineken, quant à elle, a carrément lancé sa plateforme de rencontre pour mettre en relation joueurs ou joueuses.  

Gueule de bois pour le plan alcool

Plusieurs études  prouvent l’impact important de la publicité́ sur la consommation d’alcool, en particulier chez les jeunes.  Le cortex préfrontal, siège de l’inhibition, n'atteint sa maturité que vers 25 ans, rendant les jeunes cerveaux plus démunis face aux impulsions et perméables aux émotions, registre par excellence du message publicitaire. Ces caractéristiques rendent aussi les jeunes plus vulnérables face aux consommations à risque (binge drinking et addictions).  "On va mettre dans le cerveau des jeunes un produit qui va augmenter la probabilité qu'ils en utilisent encore et davantage", déplore Martin de Duve.

L'alcool est le seul psychotrope au monde pour lequel la publicité reste autorisée.

Aujourd'hui l'alcool est le seul psychotrope au monde pour lequel la publicité reste autorisée, regrette l'alcoologue. "Il ne faut pas être moralisateur. L'être humain a toujours cherché à modifier ses états de conscience. On retrouve déjà des traces d'alcool sur les sites archéologiques ! Ce qu'il faut condamner, en revanche, c'est tout ce qui incite à la surconsommation. Aujourd'hui, on peut faire à peu près tout et n'importe quoi en matière de promotion d'un produit qui tue tout de même presque 10.000 personnes par an en Belgique." Contrairement à la France, par exemple, notre pays n'a pas de loi pour encadrer la publicité sur l'alcool. En 2005, une convention, sans valeur légale, a été signée entre le secteur et la ministre de la Santé. Elle prévoit notamment que la pub ne puisse pas cibler des mineurs, associer le sport à la performance sportive, à la réussite sociale, etc. C'est le Jury d’éthique publicitaire qui est en charge de faire respecter cette charte : un organisme créé et financé par le secteur de la publicité.

Après quasi 15 ans de tergiversations, la Belgique vient d'adopter un plan interfédéral pour lutter contre la consommation nocive d'alcool. Le plan prévoit notamment la création d’un organe indépendant placé sous l’égide du SPF santé pour renforcer le contrôle sur la publicité. Des publicités qi seront interdites 5 minutes avant et après les programmes visant un jeune public. Pour Jeunes, alcool & société, réseau regroupant 13 associations issues du secteur de l'éducation, de la santé et de la jeunesse, ce plan tant attendu laisse un sérieux goût amer.

Les experts et expertes n'y retrouvent presque aucune de leurs revendications. Rien, par exemple, n'est prévu concernant la distribution d'eau gratuite dans l'Horeca, l'instauration d'un prix minimum (certaines bières hard discount coûtent moins cher que l'eau en bouteille), la transparence sur la composition... 

 

Il faut dire que l'industrie de l'alcool est un poids lourd économique, bien introduit dans certains milieux politiques. La Belgique exporte environ 860 millions d'euros de bière par an et en consomme pour 1.130 millions (source : bureau du plan 2014). Mais, le coût social entraîné par l'abus d'alcool dépasse largement les bénéfices rapportés par l’activité liée à ce secteur économique, juge l'économiste flamand Lieven Annemans, qui estime la facture à plusieurs milliards d'euros par an. "La vraie question, résume Martin de Duve, c'est qu’est-ce qu'on veut privilégier ? La santé de tous ou le commerce, c’est-à-dire, les intérêts de quelques-uns ?"