Jeunesse

Ces "puffs" qui enfument la jeunesse        

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(c)Belga Image
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Julien Marteleur

Julien Marteleur

Dans la cour de récré de certaines écoles, on se les échange comme des cartes Pokémon. Goût marshmallow ou kiwi-litchi, multicolores ou fluorescentes, elles ressemblent à une clé USB, un tube de rouge à lèvres ou un marqueur Stabilo®.  Ces cigarettes électroniques jetables à la frontière entre le gadget et le bonbon, cartonnent chez les ados.  Les "puffs" (en anglais, "bouffées") sont pourtant interdits aux moins de 18 ans et non sans raison :  d'apparence inoffensive, ces vapoteuses dernière génération offrent en moyenne 600 bouffées à l'usage, soit l'équivalent de deux paquets de cigarettes. Et dans certains cas, ces puffs contiennent autant de nicotine que du tabac classique.
La bonne nouvelle ? Leur vente sera totalement interdite chez nous dès le 1er janvier 2025. La mauvaise ? 38 % des 15-20 ans ont déjà utilisé la puff et 16 % y seraient carrément accros, selon une récente étude de la Fondation contre le cancer (1) sur le sujet. Vous avez dit phénomène de société ?

Addiction 2.0
Si la vapoteuse "classique" est apparue chez nous à l'aube des années 2000, ce n'est qu'en 2019 qu'on voit arriver sur le marché cette cigarette électronique jetable aux allures de jouet. En plastique, de petite taille, elle est directement prête à l'emploi car elle contient déjà un e-liquide (qui donne son arôme à la cigarette) et une mini batterie au lithium (impossible à recycler, voir encadré). Le phénomène de combustion est minimal, la fumée dégagée quasi inexistante. Discrétion assurée pour cette clope high-tech, dont le prix oscille entre 8 et 15 euros, selon le nombre de bouffées inhalables (de 250 à 5000 !) …

Fumer ou vapoter : quelle différence ?
Dans une cigarette classique, le tabac est brûlé et c’est cette combustion qui produit de la fumée. Outre le goudron et le monoxyde de carbone, cette fumée contient plus de 7.000 substances. 69 d’entre elles sont cancérigènes, mais PAS la nicotine, qui est cependant hautement addictive.
La cigarette électronique (dont la puff), elle, chauffe un liquide. Ce liquide n’est pas brûlé et n’émet pas de fumée, mais de la vapeur. Cette vapeur contient moins de substances nocives et dans une quantité moins élevée qu’une cigarette classique. Le hic, c’est qu’on sait encore peu de choses sur la nocivité à long terme d’un certain nombre de composés présents dans ce liquide, en particulier concernant les arômes utilisés...

"Il existe des puffs sans nicotine, mais la plupart de celles qui sont commercialisées chez nous en contiennent autant qu’une cigarette standard (en moyenne 20mg/ml), souligne Cédric Migard, chargé de projet au Fares, le Fonds des affections respiratoires. Le danger, c'est qu'il s'agit souvent de sels de nicotine, qui sont encore plus addictifs que la nicotine base utilisée habituellement dans les cigarettes électroniques rechargeables (2)." La vente de ce type de produits est donc logiquement interdite aux mineurs… Du moins, en théorie. "Certains magasins en proposent en rayon sans même savoir ce que c'est exactement ! Et sur le Net, la vente n'est pas contrôlée. Ce n'est pas difficile de s'en procurer", confie Cédric Migard.  "Dans le cadre de notre enquête, 50 % des ados consommateurs ont révélé qu'ils achetaient leur puff dans les night-shops, où l'application de la loi est plus libérale", confirme Nora Mélard, experte "prévention tabac" auprès de la Fondation contre le cancer.

Cheval de Troie
Pour Nora Mélard, la "success story" de la puff auprès des jeunes révèle un paradoxe : elle intervient dans un contexte sociétal où la cigarette est de moins en moins acceptée. "Après tout, il s'agit au départ d'un substitut à la cigarette, pour aider à arrêter de fumer plus facilement ! Mais l'industrie du tabac a rapidement récupéré cet outil d'aide au sevrage et l'a relooké pour qu'il tape dans l'œil des ados… Au final, c'est devenu une porte d'entrée vers le tabagisme."

"Quand on voit le packaging, une puff peut aisément passer pour une sucette ou un Carambar", Nora Mélard

Pour les moins de 20 ans, le vapotage est désormais une activité en soi. Cheval de Troie de l'industrie du tabac, la puff s'est fait une place dans la vie des adolescents, auprès de qui la clope n'est plus du tout "instagrammable". Elle s'affiche par contre sans honte sur TiKTok, où elle est un accessoire à la mode pour certains influenceurs, eux-mêmes "influencés" pour en faire la promotion… "Les ados sont très réceptifs au phénomène de mimétisme, à la nécessité de faire 'groupe'. Quand on les interroge, 15 % des jeunes fumeurs de puff disent l'utiliser parce que les autres le font aussi et parce que cela crée un lien communautaire", souligne Cédric Migard du Fares. Ce qui convainc les indécis, selon les sondages ?  Son goût agréable et la diversité des arômes proposés. "Pour un jeune consommateur sur trois, c'est d'ailleurs ce qui le pousse à essayer pour la première fois. Mais derrière ça, comment leur expliquer qu'au bout de 3 à 6 mois d'usage quotidien, on devient durablement accro à la nicotine, comme avec une cigarette 'normale' ?", déplore le chargé de projet.

L'art du camouflage
Contrairement à la cigarette classique, la faculté de camouflage de la puff est redoutable : sans odeur, (quasi) sans fumée, petite et transportable dans une poche ou une trousse, on peut l'utiliser partout, tout le temps. Certains ados téméraires la fument même en classe ou dans les transports en commun ! Chez 60 % des jeunes consommateurs, révèle l'enquête de la Fondation contre le cancer, les parents ne sont même pas au courant de leur pratique. Et parmi ceux qui "savent", près d'un tiers n'a aucune idée du type de produit utilisé par leur enfant. "Qui les blâmerait, défend Nora Mélard ? Quand on voit le packaging, une puff peut aisément passer pour une sucette ou un Carambar. Rien n'est clairement indiqué, c'est le flou artistique…" Certes, le pictogramme "interdit aux moins de 18 ans" doit obligatoirement être affiché sur l'emballage, mais il ne crève pas les yeux, loin de là…
Les établissements scolaires se disent préoccupés par l'engouement autour de la puff. À tort ou à raison, les écoles sont souvent les coupables toutes désignées pour justifier l'apparition d'un comportement problématique chez l'enfant. "Mais comme pour les parents, il est difficile pour le personnel éducatif de contrôler si les élèves vapotent”, indique Cédric Migard,  qui regrette toutefois que dans certaines écoles, le règlement interne ne contient aucune disposition relative à la pratique, contrairement au tabagisme classique.

Adieu la puff ?
À partir du 1er janvier 2025, la Belgique interdira la vente de toutes les cigarettes électroniques jetables. Une victoire pour le ministre de la Santé Franck Vandenbroucke, qui a longtemps attendu un avis positif de la Commission européenne pour faire tomber le couperet. "L'e-cigarette jetable fait beaucoup de tort à la société et à l'environnement. Ce produit nocif cible principalement nos jeunes, je suis donc ravi de pouvoir le retirer du marché", s'est-il félicité. La patience aura payé : il faut dire que le ministre avait soumis cette législation pour la première fois en… 2021. Pour autant, modère-t-on chez les acteurs de terrain, il est trop tôt pour dire adieu à la puff. "Cette interdiction va bien évidemment dans le bon sens, assure Nora Mélard de la Fondation contre le cancer. Mais tant qu'elle sera encore disponible à la vente en ligne et à l'étranger, et que sa publicité — sur les réseaux sociaux notamment — ne sera pas davantage sanctionnée, la puff a encore quelques beaux jours devant elle…"

L'aberration écologique du "mégot électronique"

À l'heure de la revalorisation des appareils usagés et de la course à la réduction des déchets, la cigarette électronique jetable fait figure de grossière aberration. Après un chant du cygne de quelques centaines de bouffées, la puff, ne pouvant être rechargée, termine sa courte vie à la poubelle avec sa batterie : 0,15 g de lithium et de métaux lourds, impossibles à recycler ! En 2021, selon des estimations du Financial Times, plus de 90 tonnes de cet "or blanc" ont été utilisées dans la production de centaines de millions de cigarettes électroniques jetables vendues dans le monde. Des déchets supplémentaires qui viennent s'ajouter aux 4.300 milliards de mégots de cigarette qui finissent par terre chaque année sur la planète…