Santé mentale

Le malaise des ados : répondre et prévenir

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Julie Luong

Julie Luong

Ce n’est pas comme si nous n’avions pas été prévenus. "Bien que la crise du Covid-19 soit au départ une crise qui affecte la santé physique, elle a le potentiel de générer, si aucune  mesure n'est prise, une crise de santé mentale majeure", avertissait l’ONU dès mai 2020. Six mois plus tard, Fabienne Glowacz, directrice de l’Unité de recherche ARCh (Adaptation,
Résilience et Changement) et du service de psychologie clinique de la délinquance de l’ULiège, publiait une enquête menée auprès de quelque 500 jeunes de 12 à 18 ans en Fédération Wallonie-Bruxelles. Les mesures sanitaires ont été vécues comme de véritables chocs, révèle-t-elle: 80 % des jeunes présentaient une anxiété au-delà de la normale ; 9 % rapportaient des pensées suicidaires, gestes suicidaires et/ou automutilatoires. Les taux d’anxiété et de dépression, ordinairement plus élevés chez les filles, l’étaient aussi pendant la crise.

Privés de penser ensemble

Selon les chiffres 2021 de l'Unicef, en Belgique, 16,3 % des enfants et jeunes entre 10 et 19 ans souffrent d’un problème de santé mentale, soit un jeune sur six. Un chiffre qui ne prend en compte que les jeunes diagnostiqués. Une situation à laquelle se greffe désormais "l’effet différé de la crise sur la santé mentale, analyse Fabienne Glowacz. Le stress  engendré par la situation sanitaire, l’absence d’accès à des lieux tiers comme l’école ou les activités extrascolaires, l’enfermement au sein de la famille, la difficulté de recours aux soins ont engendré un cumul de micro-traumatismes qui impacte encore la santé mentale des jeunes aujourd’hui." Les jeunes adultes ne sont pas épargnés : selon les chiffres de Sciensano, en 2023, des signes d'anxiété sont présents chez 23 % des 18 à 29 ans ; 18 % présentent des signes de dépression, ce qui en fait l’un des groupes de population les plus touchés par les troubles de l’humeur. En février 2023, près d'un jeune sur six (18-29 ans) a déclaré avoir sérieusement envisagé le suicide au cours des 12 derniers mois.

Face à l’ampleur des souffrances, le travail de prévention semble plus que jamais urgent et indispensable.

Le malaise, rappelle Sophie Maes, pédopsychiatre et thérapeute de famille, responsable de l’équipe mobile grands ados à Bru-Stars, le réseau bruxellois en santé mentale pour enfants et adolescents, a commencé bien avant le Covid, dans un contexte d’urgence environnementale majeure et de prise de conscience des inégalités. Mais les jeunes avaient encore les ressources d’agir. "Ils avaient commencé à descendre dans la rue pour le climat, contre les violences policières, rappelle la pédopsychiatre. Le Covid a cassé ce  mouvement qui leur permettait de sortir de leur sentiment d’impuissance. Aujourd’hui, ce mouvement peine à renaître alors que ce serait un terreau de grande résilience pour les  ados." Pour grandir, les jeunes ont besoin de prendre de la distance affective avec leurs parents, de vivre des choses ensemble, d’être dans le collectif, de s’identifier : cela, les psys le savaient de longue date. "Mais ça va beaucoup plus loin que ce que l’on imaginait : avec le Covid, on s’est rendu compte que les jeunes avaient besoin d’être ensemble pour penser ensemble." Privés du groupe, les adolescents se retrouvent dans l’incapacité de "mentaliser" ce qu’ils vivent. (Pour aller plus loin, le livre de Sophie Maes "Les adolescents à l’image des bouleversements du monde" à destination des professionnelsest disponible gratuitement sur yapaka.be.)

Le groupe contre les écrans

"Nous subissons toujours les conséquences de la pandémie, confirme Betul Tedik, pédopsychiatre et responsable de l’unité des ados du centre hospitalier du Domaine à Braine-l’Alleud. Nous recevons tous les jours énormément de nouvelles demandes. Beaucoup de pédopsychiatres sont complètement dépassés, d’autant que le système ambulatoire est lui aussi saturé, tout comme les services d’aide à la jeunesse." Troubles dépressifs, troubles anxieux, décompensation psychotique ou maniaque, consommation de drogues : les jeunes hospitalisés au Domaine sont souvent en décrochage scolaire depuis plusieurs mois au moment de leur admission. "Depuis la crise sanitaire, on a notamment vu une augmentation des troubles alimentaires, des scarifications, des tentatives de suicide", poursuit Betul Tedik, pour qui le rôle des réseaux sociaux n’est pas à négliger. "Beaucoup de jeunes publient des TikTok où ils montrent comment ils se scarifient. D’un côté, en voyant ça, le jeune peut se dire qu’il n’est pas seul, mais de l’autre, cela a un effet incitateur pour un jeune qui d’ordinaire arrive à se contenir." Paradoxalement, les réseaux sociaux participent aussi au délitement du collectif. "Le collectif, c’est être en contact avec la psyché de l’autre, avec l’inconscient de l’autre, et l’inconscient ne passe pas à travers un écran", résume Sophie Maes. En cas d’hospitalisation, le groupe est d’ailleurs au coeur du travail thérapeutique. "Souvent, à la fin de leur hospitalisation, les jeunes ne veulent plus partir, abonde Betul Tedik. Ici, ils se créent un groupe d’appartenance, ils sont tous en souffrance et donc ils se comprennent."

L’urgence de la prévention

Depuis le 1er février 2024, le remboursement complet des consultations avec un psychologue conventionné dans un réseau de soins de santé mentale pour les moins de 24 ans (6)  permet d’offrir une première réponse aux jeunes en souffrance. Mais Sophie Maes souligne que ce dispositif ne peut répondre à lui tout seul "aux problématiques lourdes ou chroniques". Plus globalement, juge la pédopsychiatre, "on gère la santé mentale des jeunes comme on gère le climat, sans remettre en question le système." Et de réfuter  notamment le terme "écoanxiété", qui pathologise une réaction légitime des jeunes devant une menace réelle. "C’est de l’écoréalisme", corrige la pédopsychiatre. Si les jeunes sont en souffrance, c’est aussi qu’ils ont de bonnes raisons de l'être, estiment de nombreux professionnels qui craignent une "instrumentalisation des soins psychiques" pour mettre à distance un message politique que les décideurs refusent d’entendre. "C’est le propre de l’adolescence que de porter le symptôme d’un dysfonctionnement familial ou social", rappelle Sophie Maes.

"Avec le Covid, on s’est rendu compte que les jeunes avaient besoin d’être ensemble pour penser ensemble", Sophie Maes, pédopsychiatre

Fabienne Glowacz insiste de son côté sur la nécessité d’aller au-delà des constats alarmants pour "activer la santé mentale positive". "Les jeunes ont beaucoup de choses à dire, insiste-t-elle. Il est essentiel d’encourager la dynamique participative, de leur proposer des espaces où ils peuvent être écoutés et entendus, notamment à travers la culture. Ils ont besoin de réfléchir ensemble, de développer leur capacité à se soutenir mutuellement." Les outils de prévention efficaces en matière de santé mentale ne sont d’ailleurs pas à inventer : nous les connaissons... mais ne les déployons pas suffisamment. "Ces outils sont les mêmes que ceux qu’on utilise pour prévenir le harcèlement scolaire, notamment dans les écoles du nord de l’Europe, met en avant Sophie Maes. Ils utilisent le groupe 'classe' pour permettre aux ados de dire leurs émotions, avec un soutien au travail d’empathie, de solidarité et d’entraide." Des compétences présentes chez chacun, mais qui demandent à être encouragées et soutenues par les adultes. Face à l’ampleur des souffrances, ce travail de prévention semble plus que jamais urgent et indispensable. "Si l’on interroge un jeune sur ce qu’il faut faire pour rester en bonne santé physique, il vous dira qu’il faut manger sainement, faire un peu de sport, etc., illustre Sophie Maes. Mais si on l’interroge pour savoir ce qu’il faut faire pour se maintenir en bonne santé mentale, il ne saura pas répondre." Les adultes le sauraient-ils mieux ?

Mémorandum MC
Aucun jeune ne devrait être mis sur liste d’attente quand il s’agit de soigner sa santé mentale. Mais au-delà des mesures à prendre pour renforcer l’offre, la MC insiste grandement  sur la prévention. Investir dans le sport, la culture, lutter contre le harcèlement, les violences intrafamiliales, etc., sont autant de priorités qui devront être mises à l’agenda des prochains gouvernements rappelle la MC dans le plaidoyer qu’elle adresse au monde politique à la veille des élections. À lire sur mc.be/elections2024