Vivre ensemble

Même pas peur du papotage

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Sandrine Cosentino

Sandrine Cosentino

Pendant une journée entière, une adolescente américaine, Sophia Gutierrez Boker, a discuté avec des gens dans le métro new-yorkais en posant chaque fois la même question : "Si ce métro pouvait vous emmener n'importe où, où iriez-vous ?". C'était quelques mois avant la pandémie du Covid-19. Elle partage son expérience dans une conférence TEDx. "Je pense que beaucoup de gens me trouvaient ridicule et me fuyaient comme si j'avais la grippe. Ceux avec qui j'ai pu entamer une discussion m'ont apporté des réponses fascinantes." Avec plus de 200 contacts réalisés tout au long de sa journée, elle a quelques anecdotes à raconter. "Une vieille dame souhaitait que le métro l'emmène sur Mars. Passionnée d'astronomie depuis toute petite, elle voulait voir par elle-même les possibilités de vie sur la planète rouge."

Dans les files aux caisses, dans les salles d'attente, dans les cafés… C'est un fait, les gens se parlent moins. "Autrefois, il arrivait qu’on s’excuse auprès de son voisin de train quand, après avoir discuté, on sortait un livre. Comme si le mode par défaut était d’échanger. À présent, le mode par défaut, c’est d’être plongé dans son téléphone et de s’excuser si on doit lui adresser la parole", explique Diouldé Chartier-Beffa, dont l’agence D’Cap Research a conduit plusieurs études en observant les comportements des usagers de la SNCF, à la journaliste du quotidien Le Monde, Guillemette Faure.
Mais pourquoi est-ce devenu si compliqué ? L'être humain aurait-il perdu en sociabilité avec l'usage des technologies ? "Plus on communique par téléphone et messagerie, moins on développe de liens sociaux 'offline' et plus on appréhende de parler à quelqu’un qu’on ne connaît pas, résume le journaliste new-yorkais Joe Keohane, dans son livre sur le pouvoir des étrangers. L’érosion de notre sens du papotage rend plus difficile de rencontrer de nouvelles personnes et contribue à l’isolement."

Pas irréversible

Aborder un inconnu, sans être certain de l'accueil qu'on va recevoir, demande une certaine prise de risque. Kio Stark, autrice américaine du livre "L'art de parler aux inconnus" explique dans une conférence TED cette peur de l'autre : "Dans une grande partie du monde, on nous apprend à croire que, par défaut, les inconnus sont dangereux (…). Mais la plupart des inconnus ne le sont pas. Nous sommes mal à l'aise car nous ne connaissons pas leurs intentions."

Chercheurs spécialisés dans les sciences du comportement à l'université de Chicago, Nicholas Epley et Juliana Schroeder ont mené des études sur les utilisateurs des transports en commun dans plusieurs pays du monde : "Les navetteurs semblaient penser que parler à un étranger posait un risque significatif de rejet social. Pour autant que nous puissions le dire, cela ne posait aucun risque." Leurs conclusions sont plutôt encourageantes : même si de nombreuses personnes redoutent de parler à des inconnus, lorsqu'elles le font, les participants constatent que les inconnus sont en général réceptifs, curieux et agréables. Après un trajet passé à bavarder, les personnes ont l'impression d'être moins seules, plus heureuses et plus optimistes. "Ces interactions rapides peuvent créer un sentiment que les scientifiques appellent 'intimité passagère'", indique aussi Kio Stark durant sa conférence TED. Ces échanges nourrissent notre besoin d'appartenance à la communauté. Ils donnent des occasions d'ouvrir des discussions avec des personnes qu'on ne côtoie pas au quotidien, développant ainsi notre empathie et huilant les rouages du collectif.

"Quand vous parlez à des inconnus, ce sont de belles interruptions dans le récit prévisible de votre quotidien et du leur. Ce sont des liens inattendus", conclut Kio Stark. Alors, même s'il est plus facile aujourd'hui de se cacher derrière un écran ou sous des écouteurs, il est toujours permis d'adresser un bonjour ou quelques mots bienveillants à la personne qui attend au passage piéton à côté de nous ou qui semble chercher son chemin.