Vivre ensemble

Créature à mille têtes

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Sandrine Cosentino

Sandrine Cosentino

Tout le monde a un souvenir d'une image de foule dense avançant dans la même direction : une manifestation, un festival de musique ou un évènement sportif. Piéton dans la rue, utilisateur d'une application, spectateur à un concert… Nous contribuons tous, à un moment donné, physiquement ou virtuellement, à grossir une foule. Chaque individu contribue à propager les informations et les émotions à travers cette créature à mille têtes.

Jusque dans les années 90, la foule avait plutôt mauvaise presse. Des mouvements de foule provoquent régulièrement des drames humains. En moyenne, 380 personnes par an meurent dans des bousculades ! Depuis les années 2000, les scientifiques s'intéressent de plus près aux grands rassemblements, tant réels que virtuels. Non seulement ces recherches permettent de mieux sécuriser les évènements de masse, mais elles nous en apprennent davantage sur nos comportements en tant qu'individus sociaux, sur l'influence que nous pouvons avoir sur les autres ou, au contraire, sur celle que les autres peuvent avoir sur nous.

Mécanique des fluides

Mehdi Moussaïd, chercheur à l’institut Max Planck du développement humain à Berlin, donne une définition large de la foule comme étant un ensemble d'individus en interaction, qui échangent des informations, s'influencent et développent des dynamiques de groupe (interview de Mehdi Moussaïd, Fouloscopie - Quand la science se penche sur les comportements des foules). Éthologue de formation (l'éthologie observe et analyse le comportement des espèces), il s'est spécialisé dans l'analyse des comportements collectifs. À ses yeux, la foule, qui compose un système avec ses lois dynamiques, est souvent plus prévisible qu'un individu isolé.

L'élément le plus important pour caractériser une foule est sa densité : dans une rame de métro en heure de pointe, on dépasse souvent les 3 personnes par mètre carré. Quand le seuil critique dépasse les 6 personnes, la foule est soudainement prise de tremblements. Ceux-ci sont dûs à des vagues de bousculades qui se propagent à travers la foule, faisant subir aux gens des pressions physiques écrasantes. À la Love parade en Allemagne en 2010, la densité a atteint 8 personnes par mètre carré, ce qui a engendré 21 victimes et 651 blessés.

L'équipe de Denis Bartolo, professeur de physique à l'École normale supérieure de Lyon, a démontré que les mouvements collectifs des foules peuvent être décrits comme des écoulements liquides dans la vidéo "Foule liquide". Leurs résultats, publiés dans Science début 2019, permettent de prédire comment les fluctuations de vitesse et de densité se transmettent au travers des foules massives.

L'effet loupe

Les chercheurs ne se sont pas uniquement intéressés aux déplacements. La foule peut aussi exprimer son avis en manifestant bruyamment dans les rues ou en désignant virtuellement le meilleur groupe de musique du moment sur les réseaux sociaux. Elle fait parfois preuve d'intelligence collective comme lors de la célèbre partie d'échecs en 1999 entre Garry Kasparov, alors champion du monde de la discipline et le reste du monde, composé de 50.000 joueurs amateurs. Même si la foule a perdu, cette expérience a attisé la curiosité des scientifiques. Quelques années plus tard, l'économiste américain James Surowiecki bouscule les croyances d'une foule "sans cervelle" dans son livre "La sagesse des foules".

Alors, altruiste ou égoïste une foule ? La réponse est nuancée et dépend du contexte. Mehdi Moussaïd donne l'exemple d'une évacuation en cas d'urgence : il est conseillé de quitter les lieux en marchant plutôt qu'en courant. Si tout le monde se jette sur les issues de secours en courant, il va y avoir des blocages et les gens auront plus de mal à sortir. Une foule de personnes altruistes aura plus de chance de s'en sortir collectivement qu'une foule de personnes égoïstes. Pour autant que chacun individuellement respecte la règle de marcher.

Le chercheur parle également de l'effet loupe : une foule joyeuse créera une forme d'euphorie collective un peu exagérée. Au contraire, une foule de personnes en colère pourra devenir agressive, conduisant à des violences. Le sentiment d'appartenance au sein du groupe prend également toute son importance. En pleine pandémie, la philosophe Claire Marin parlait au micro de Radio France du plaisir de faire partie d'une foule : "On a tellement critiqué en philosophie, en psychologie, la foule qui nous déresponsabilise, qui nous abrutit, etc. Mais comme ça nous manque aussi, cette présence, ce moment où on est tous à l'unisson. […] Ce n'est pas seulement l'autre qui nous manque, c'est aussi le groupe, l'énergie que je puise dans cette assemblée."

Plus d'infos : "Fouloscopie, ce que la foule dit de nous" • Mehdi Moussaïd • Éd. HumenSciences • 2019 • 224 p. • 19 €

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