Droits des patients

Distiller le doute : une stratégie qui gagne du terrain

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(CC) Joe Brusky_Flickr
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Ils sont trois, assis face à un auditoire universitaire très bigarré (1). Bruno Schiffers, Jean-Pierre Bourguignon et Jean-Pascal van Ypersele. Ils sont calmes, expérimentés, forts d’une science rationnelle et éclairée. Mais l'on sent monter en eux une certaine irritation, voire une forme de colère. Avec l’assemblée, ils viennent d’assister à la projection d’un documentaire passionnant, La fabrication du mensonge. D’une main de maître, l’historienne des sciences américaine, Naomi Oreskes, y décrypte les stratagèmes de ceux qui nient la réalité du réchauffement climatique outre Atlantique : les mêmes personnages, parfois, que ceux qui s’obstinaient autrefois à contester la nocivité du tabac. Qu’il s’agisse de nier la réalité d’un phénomène ou de réfuter la toxicité d’un produit, les manières de faire et les outils sont variés (2) mais le fil conducteur est commun : jeter la confusion, faire croire qu’il y a controverse scientifique là où il y a simple discussion méthodologique, monter en épingle la moindre inconnue, fabriquer artificiellement la controverse. En deux mots : distraire et embrouiller.

Pesticides : une anecdote significative

Bruno Schiffers est spécialiste des pesticides et de la pharmacologie des plantes à Gembloux Agro-Bio Tech. Avec lui, l’assemblée rit... jaune. L’expert évoque en effet l'histoire de ce représentant belge d’une firme phytopharmaceutique plongé dans une réunion publique, il y a quelques années, autour des pulvérisations de pesticides dans les campagnes. Brandissant des graphiques pour illustrer la vitalité des abeilles malgré la pulvérisation d'Imidaclopride (un insecticide mal réputé, vendu par sa société), il expliquait, sûr de lui : "Loin d’être malades, les abeilles sont pleines de vitalité depuis qu’on utilise notre produit en agriculture !" Sauf que voilà, corrige aujourd'hui Bruno Schiffers, l’hyperactivité des insectes, loin d’être un signe de bonne santé, est précisément le symptôme numéro 1 de leur intoxication par ledit produit : une réalité démontrée par la littérature scientifique.

Perturbateurs hormonaux : une carte blanche retentissante

Jean-Pierre Bourguignon, pédiatre endocrinologue et professeur honoraire à l’ULg, maîtrise parfaitement le sujet des perturbateurs endocriniens. Avec une centaine de collègues du monde entier, il a signé une carte blanche retentissante dans le journal Le Monde, l’automne dernier (3), dénonçant la manipulation de la science par les lobbies industriels. Le message : sous la pression du lobby de la chimie, la Commission européenne range ces perturbateurs, depuis des années, dans une définition trop vague. Ce flou a pour effet de minimiser le pouvoir délétère de ces agents chimiques sur notre santé. Or, "le signal d'alarme autour des perturbateurs est sérieux. Les scientifiques ne peuvent plus se taire. Ils ont l’obligation de participer au débat et d’informer le public", alerte-t-il.

Climat : les semeurs de confusion

Enfin, Jean-Pascal van Ypersele, climatologue à l’UCL, a décidé de son côté d’abandonner le terme de climato-sceptiques pour qualifier les détracteurs du GIEC. Il leur préfère le qualificatif de "semeurs de confusion", avec tout ce que cela suppose de techniques de manipulation et de prises de position idéologiques sur les vertus des marchés dérégulés ou l’omnipotence de la technologie. Il rappelle, par ailleurs, que le scepticisme, loin d'être l'apanage de quelques "chevaliers blancs", est inscrit au cœur-même de la démarche scientifique, un de ses outils clés étant la relecture systématiquement critique des travaux scientifiques par les pairs.

"Entre toxicologues, endocrinologues, cancérologues et épidémiologistes, cela coince parfois"

Sentiers brûlants

Dans leurs démarches pour informer le public, de tels lanceurs d’alerte savent pertinemment qu’ils marchent sur des œufs. "Si je vous affole, j’ai raté ma mission, confie Jean-Pierre Bourguignon. Je dois aussi conseiller, guider, accompagner vers les alternatives disponibles. Sans oublier, parallèlement, de pointer la responsabilité des mandataires politiques".

Dans les matières où l'environnement et la santé se mêlent intimement, le sentier des scientifiques est pavé d’embûches. L’une d’elle, et non des moindres, est le décalage constant entre le rythme de l’agenda législatif (basé, au mieux, sur des échéances à quelques années) et le rythme des études scientifique (projetées à l’horizon de décennies).

Le cas de l’amiante, ces quarante dernières années, en est une illustration tragique : on a nettement tardé pour protéger l'utilisateur par des législations efficaces. Une autre est l'origine souvent plurielle des problèmes de santé liés à l’environnement : génétique, comportementale, alimentaire, sociologique, etc. Cela dilue les responsabilités et peut jeter le flou sur la question du "comment réagir ?" ou du "qui doit faire quoi ?".

De plus, pour appréhender de telles problématiques, les experts doivent nécessairement accepter les limites de leurs savoirs respectifs et dialoguer avec des pairs issus de disciplines et d'horizons qui ne sont pas nécessairement les leurs. Entre toxicologues, endocrinologues, cancérologues et épidémiologistes, cela coince parfois. Et le politique peut être tenté de justifier son inaction par ces analyses divergentes. Du pain béni pour les lobbies.

"Parler sous la bannière d’une ONG ou d’un parti politique est risqué : on vous accuse alors de refléter une opinion plus qu’une attitude scientifique"

Parler, mais comment ?

Quitter son labo de recherches et s’engager dans le débat sociétal, c’est aussi prendre le risque de subir l’opprobre de sa propre communauté scientifique. "Comment se présenter en public ? interroge Bruno Schiffers. Parler sous la bannière d’une ONG ou d’un parti politique est risqué : on vous accuse alors de refléter une opinion plus qu’une attitude scientifique. J’essaie, pour ma part, de varier au maximum les lieux d’expression".

Les auteurs de la carte blanche du Monde, l'automne dernier, abordent aussi ce problème d'"objectivité" : "La plupart des scientifiques pensent qu’exprimer publiquement leur point de vue sur des questions politiques et participer aux débats de société pourrait compromettre leur objectivité et leur neutralité (…). Mais ce sont ceux qui nient la science qui laissent leurs opinions politiques obscurcir leur jugement. Avec, pour conséquence, des dommages irréparables".


Petit manuel de survie au pays du doute

Comment distinguer la parole scientifique avertie de la prise de position des marchands de doute ? À défaut de recettes, quelques suggestions.

"L’expert qui parle fait-il partie d’une académie scientifique directement liée au sujet qu’il traite ?", invite à s’interroger Jean-Pascal van Ypersele.

"Quand on sent qu’un scientifique n’a aucun doute ni aucun questionnement en lui, cela doit éveiller nos soupçons", complète Bruno Schiffers. Il précise qu’une instance comme le Conseil supérieur de la Santé, en Belgique, a précisément pour vocation de répondre au besoin clef des problématiques relevant du couple environnement/santé : décloisonner les disciplines scientifiques.

Il ajoute, optimiste, que les universités abordent de plus en plus les sujets d'études en matière de santé d'une façon globale. Jean-Pascal van Ypersele, enfin, exhorte à interpeller nos mandataires politiques lorsque les lois tardent à être rendues vraiment opérationnelles, par exemple via les associations.

En rue et au labo : une même résistance

Donald Trump est connu entre autres pour sa contestation du réchauffement climatique. Peu après son accession à la présidence des États-Unis, il a enjoint plusieurs agences et services scientifiques fédéraux traitant les sujets environnementaux à ne plus communiquer avec le public ou à ne plus échanger des informations entre collègues.

Devant de telles injonctions, des scientifiques de Pennsylvanie, notamment, se sont empressés de protéger les données relatives au climat qui déplaisaient aux climato-sceptiques. Mais d'autres secteurs ont également été visés par Trump et son administration : l'immunologie, la biologie, les neuro-sciences...

En réaction, des centaines de villes dans le monde, y compris à Bruxelles, ont vu défiler le 22 avril une "Marche pour les sciences" à l'instigation de divers organismes scientifiques publics et privés. Objectif : soutenir la science comme fondement d'une politique evidence based (basée sur des preuves) et rappeler que le travail des scientifiques doit être protégé des groupes de pression économiques, politiques ou religieux.

Le 29 avril, l'ASBL Climat et Justice sociale organise une autre manifestation à Bruxelles, orientée plus strictement sur le déni du problème climatique. Elle est soutenue par de nombreuses personnalités scientifiques belges.