Jeunesse

Une génération en (r)évolution

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(c)AdobeStock
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Soraya Soussi et Julien Marteleur

Soraya Soussi et Julien Marteleur

19 heures, un soir de la fin juin. Aux abords du Lac de Louvain-la-Neuve, les étudiants se prélassent en petits groupes et savourent la fin des examens entre amis. L'alcool est de la partie. On devine déjà chez certains les effets de la boisson… Un autre "genre" d'étudiants, munis d'un sac à dos contenant de l'eau, circulent et en offrent à qui le souhaite. "Les gens nous connaissent à force de nous voir. Certains viennent eux-mêmes chercher de l'eau pour couper leur alcool." Louis, 23 ans est jobiste pour l'action H2O, lancée il y a trois ans par la Ville d'Ottignies Louvain-la-Neuve en partenariat avec diverses associations de promotion de la santé comme Univers Santé ou Modus Vivendi. Avec ses amis Lili, Gaston et Louise, il sensibilise les jeunes présents sur le campus de l'UCLouvain à l'importance d'une consommation plus responsable. "On n'est pas là pour leur faire la morale mais pour leur rappeler de s'hydrater, de faire attention à leurs amis en fin de soirée, etc." Depuis le début du projet H2O, les mentalités semblent avoir évolué dans le bon sens. "Aujourd'hui, on ressent moins de pression sociale sur le fait de ne pas ou peu boire. Personne ne te regarde de travers si tu passes ta soirée 'à l'eau'", commente GastonLa sobriété gagnerait-elle en popularité  

À moitié vide ou à moitié plein ? 

Selon Sciensano, en 2018, environ 10 % des 15-24 ans reconnaissaient une relation ambigüe ou problématique avec la boisson (1). Un pourcentage en baisse constante depuis 40 ans, souligne Damien Favresse, sociologue coordinateur du Centre bruxellois de promotion de la santé (CBPS). "Les jeunes d'aujourd'hui sont plus responsables par rapport à leur consommation d'alcool que ceux des générations passées. Ils sont généralement mieux informés et donc plus conscients des risques. On observe aussi, depuis quelques années, une forme de libération de la parole. L'alcool et ses méfaits sont de moins en moins un tabou." 
 
Par contre, ce qui est alarmant, c'est que l'âge du premier verre recule : le jeune belge boit moins, mais de plus en plus tôt en moyenne (entre 12 et 14 ans), pointe l'alcoologue Thomas Orban dans son ouvrage "L'alcool sans tabous : spécial 12-35 ans"(2). Mais si l'alcoologue s'inquiète, il cherche aussi à voir le verre à moitié plein : "Il faut également retenir qu'aujourd'hui, près de 20 % des jeunes ont fait le choix de ne pas boire : par exemple, 18 % des garçons entre 13 et 24 ans déclarent ne jamais avoir consommé d'alcool au cours de leur vie." 

"Les jeunes d'aujourd'hui sont plus responsables par rapport à leur consommation d'alcool que ceux des générations passées", D. Favresse, sociologue et coordinateur du Centre bruxellois de promotion de la santé (CBPS).

La boisson sous pression  

Les nouvelles générations commenceraient-elles à s'émanciper de la relation décomplexée et ancrée culturellement qu'entretient notre société avec l'alcool ?  À Bruxelles, sur les campus de l'ULB, les cercles folkloriques tiennent encore le haut du pavé. Mais — signe des temps ? — ils perdent en popularité. "Les étudiants nous disent de plus en plus que 'la guindaille pour la guindaille', ça ne les intéresse plus, révèle Marie Gilles, chargée de projets en promotion de la santé pour ULB SantéD'autres types de cercles, au sein desquels on assume de ne pas boire (ou très peu) ont fait leur apparition : leurs membres sont militants, politisés, engagés sur les droits sociaux ou encore le climat… "Dans les cercles traditionnels, c'est l'alcool qui permet essentiellement de créer du tissu social. Dans ces nouveaux cercles, c'est l'engagement qui crée le lien. L'ivresse perd de son sens et est considérée comme contre-productive", ajoute-t-elle encore. 

Dans ce courant militant, les féministes donnent de la voix. Un de leur cheval de bataille : le consentement sexuel. Alcool et sexe sont parfois les ingrédients d'un cocktail particulièrement dangereux. Sur les campus comme dans la société, "les mentalités ont évolué depuis #metoo, constate Marie Gilles. Désormais, on prononce sans ambages des termes forts : violenceperte de moyens, état d'inconscience, culture du viol Tout cela alimente la réflexion sur un certain rapport à l'alcool."  

La prévention met de l'eau dans son vin 

Dans les organes de promotion de la santé, on a compris que prôner la sobriété prenait rapidement l'eau. Et que le meilleur moyen de sensibiliser le public cible était de l'impliquer pleinement dans le processus créatif des campagnes de prévention. De plus en plus, la jeunesse devient actrice de sa propre santé. La thématique de l'alcool ne déroge pas à cette règle : les jeunes cogitent, organisent des réunions, fixent des objectifs et mettent des actions sur pied. Elles se baptisent "Ça m'saoûle", "Guindaille 2.0" ou encore H2O (à retrouver sur Facebook et Instagram)… "Une affiche avec un slogan moralisateur ou culpabilisant, ça ne marche pas. Quand la démarche est participative, le message atteint mieux sa cible, analyse Anne-Sophie Poncelet, chargée de projets pour l'asbl Univers santé"Guindaille 2.0 a eu beaucoup de succès parce qu'elle proposait de faire la fête intelligemment, pas de l'interdire. Avec des conseils pour bien réussir sa soirée : alterner avec des softs, se protéger en cas de rapports sexuels, raccompagner son/sa pote, rappeler que l’eau est gratuite dans les bars étudiants, etc." 

"Une affiche avec un slogan moralisateur ou culpabilisant, ça ne marche pasQuand la démarche est participativele message atteint mieux sa cible, analyse Anne-Sophie Poncelet, chargée de projets pour l'asbl Univers santé.

Retour sur les plaines de Louvain-la-Neuve, avec l'équipe d'H2O. La citerne d'eau sur les épaules de Louis attire l'attention d'un groupe d'étudiants binchois de 1ère année, assis sur des bacs de bière. La discussion s'installe et un garçon le confirme : "Le fait qu'un étudiant issu du milieu festif comme Louis nous propose de l'eau, nous rend sans doute plus enclins à écouter ce qu'il a à nous dire. On se reconnaît en lui." "Quand tu bois avec tes potes, tu n'as pas toujours envie d'être dérangé, reconnaît Louis. Si on veut faire passer correctement notre message, une relation de confiance doit s'installer rapidement. Mon âge, sans doute, y contribue." 

Qui a bu boira ? 

À ULB Santé, Marie Gilles se veut optimiste : "La fête ne sera pas finie de sitôt. Mais la façon de la faire évolue. La mentalité des nouvelles générations change, notamment grâce aux cours d'Evras (éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle) à l'école." Pour le sociologue Damien Favresse"les discours qui dénormalisent l'abus d'alcoolnotamment sur les réseaux sociaux aujourd'hui— et qui se sont répandus au sein de la société ces dernières décennies commencent enfin à porter leurs fruits. C'est souvent le cas lorsqu'il s'agit de santé publique : le changement est un processus lent. La portée de ces messages doit être également soutenue par les pouvoirs publics, afin d'accélérer les prises de conscience." 
 
Si leur association est à surveiller, jeunesse et alcool n’aboutissent pas automatiquement à la dépendancePour Anne-Sophie Poncelet d'UniversSanté, qui a bu ne boira pas forcément. "L'adage ne se vérifie pas pour la majorité des jeunes qui entrent dans l'âge adulte. L'adolescence, la vie estudiantine sont un microcosme, un passage de la vie durant lequel la sociabilisation, le désir de liberté et d'expériences diverses sont particulièrement importantsDe manière générale, la consommation d'alcool se cristallise durant cette période. Mais, fort heureusement, elle n'aura pas de conséquences par la suite."  

 


(2) "L'alcool sans tabous : spécial 12-35 ans", Thomas Orban et Vincent Liévin, éd. Mardaga, 2023 

Ocarina brise le tabou

Soucieux d'instaurer un cadre commun à l'ensemble de ses animateurs et conscient de sa responsabilité en tant que mouvement de jeunesse de la MC, Ocarina a posé les balises d'un dialogue levant le tabou de la consommation d'alcool : création d'ateliers de sensibilisation, jeux de rôle, recettes de "mocktails""L'alcool intéresse de moins en moins les jeunes chez Ocarina", confie Laetitia Junk, volontaire qui a participé à l'élaboration de la charte. "Ces outils poussent à la réflexion et entrent dans la logique du mouvement : celle de former des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires."