Jeunesse

Éducation positive : une question de société 

5 min.
Julie Luong

Julie Luong

Tout a commencé en octobre 2022, lorsqu’un collectif de 350 spécialistes de l’enfance a publié une tribune dans Le Figaro pour alerter sur les dérives de la "parentalité exclusivement positive". La psychologue et psychanalyste française Caroline Goldman est ensuite intervenue à de multiples reprises dans de grands médias pour appuyer cette critique, alertant sur l’absence de limites entraînée par l’éducation positive. Celle-ci favoriserait la construction denfants "asociaux, égoïstes, peu empathiques, tout entièrement dévoués à l’écoute d’eux-mêmes", voire entraînerait des diagnostics de TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) ou de HPI (haut potentiel intellectuel) non justifiés.  

Absence de limites ou de repères ?  

Les penseurs de l’éducation positive sont à l’origine issus du monde anglo-saxon et du courant dit de "psychologie humaniste", autour de personnalités comme Carl Rogers, théoricien de l’écoute active dans les années 1950, ou de Marshall B. Rosenberg, à l’origine de la communication non violente. Elle prône des principes relativement fédérateurs : le respect de l’enfant, le dialogue, l’absence de règles arbitraires au profit de limites justifiées. Dans ce cadre, le parent se donne pour objectif de ne pas abuser de sa position d’autorité, de favoriser le développement global de son enfant et de l’estime de soi, de lui apprendre à faire seul, de tenir compte de ses besoins émotionnels. Selon Caroline Goldman, le problème ne serait donc pas là, mais dans la tournure prise par ce courant de pensée dans le monde francophone : elle s’oppose en particulier à Catherine Gueguen et Isabelle Filliozat, deux figures connues pour avoir diffusé les principes de la parentalité positive en France depuis les années 2000 et accusées de participer à créer une génération d’enfants "mal limités" et de parents en burn-out...  
"Je pense qu’il est en effet dommage de créer des échanges limitants, réagit Marine Manard, neuropsychologue et fondatrice du webzine belge "Parentalité sans tabou ". En revanche, les enfants ont besoin de repères et de sécurité. Ces repères et cette sécurité vont rendre les enfants collaborants, car n’importe quel individu qui comprend les règles et les conscientise aura plus de facilités à les respecter. Aujourd’hui, nous sommes dans des sociétés où les conducteurs vont freiner dangereusement à l’approche d’un radar pour ne pas être punis parce qu’apparemment, ils n’ont pas compris pourquoi il y avait un intérêt – celui de ne pas se tuer et de ne pas tuer les gens – à rouler à 120 plutôt qu’à 140...Pour Isabelle Roskam, professeure en psychologie du développement à l’UCLouvain, il convient surtout de s’adapter à l’enfant qu’on a face à soi. "Certains enfants s’autorégulent plus facilement que d’autres, vont moins chercher à dépasser les limites. D’autres sont comme des balles magiques : quand on les lâche, ça rebondit partout. Plus le cadre est lâche, plus ils rebondissent comme des petites balles folles. Ceux-là auront besoin d’un cadre plus serré. La bienveillance c’est aussi être sensible aux besoins de chacun",a-t-elle expliqué à la RTBF, estimant que l’éducation positive elle-même "a ses limites, comme tout."  

Le piège du perfectionnisme  

Il est inutile de croire que l'éducation "fait tout". 

L’écueil des "pro" comme des "antiserait de vouloir trouver des règles absolues et des recettes miracles dans un domaine qui relève de l’humain, par définition imprévisible et complexe. Mais aussi de croire que l’éducation "fait tout". Certes, il est aujourd’hui admis que les "violences éducationnelles ordinaires" sous forme de gifles, de douches froides et d’isolement à la cave ont des effets délétères sur les enfants. De nombreux adultes souffrent encore des maltraitances qu’ils ont subies enfant de la part de parents... qui reproduisaient souvent eux-mêmes le comportement de leurs propres parents. Vouloir sortir de ce cycle de la violence est justifié et nécessaire. Mais en revanche, il est probablement naïf de penser qu’une éducation bienveillante entraînera automatiquement une vie heureuse. Cela peut grandement y participer, c’est un fait, mais les dispositions personnelles de l’enfant, les inégalités structurelles qui l’affecteront plus ou moins, les hasards de la vie enfin rendent cette issue incertaine pour chacun. À garder à l’esprit pour ne pas sombrer dans le burn-out... 
"Le burn-out parental n’est pas lié à l’éducation positive, mais au perfectionnisme", appuie Marine Manard. Or ce constat selon lequel "le mieux est l’ennemi du bien" est partagé par les deux clans : Caroline Goldman explique ainsi recevoir dans son cabinet des parents qui étaient déjà "suffisamment bons" – concept emprunté au pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott et à qui les théories de l’éducation positive auraient fini par emmêler les pinceaux... "Le perfectionnisme n’épargne pas le parent autoritaire qui aura parfois plus de mal à admettre que les choses ne vont pas comme il veut",répond Marine Manard. "En tant que parent qui essaie de pratiquer l’éducation positive, je peux admettre que mon enfant ne soit pas d’accord avec moi. Je considère qu’il n’a pas à me répondre au doigt et à l’œil ! Je suis donc peut-être moins exposée au burn-out parental", défend-elle.  

 Du temps et de l’amour 

Le débat sur l’éducation positive pourrait n’être que l’écran de fumée autour d’une question anthropologique bien plus large 

De même, l’agitation, les difficultés de concentration ou l’anxiété que l’on observe aujourd’hui chez de nombreux enfants ne sont peut-être ni à mettre sur le compte de l’éducation positive... ni sur celui d’une éducation plus autoritaire, mais sur la réalité d’un climat social anxiogène – entre Covid et crise climatique – et d’un quotidien extrêmement stressant. C’est en tout cas l’hypothèse que formulait Pierre Vesperini, philosophe et chargé de recherche CNRS,dans une tribune parue dans Le Monde: "Les enfants, pour être heureux (car on semble avoir oublié que leurs troubles sont toujours les symptômes d’un mal-être), ont besoin de cinq ressources dont leurs parents manquent de plus en plus cruellement, en raison des conditions de vie qui leur sont faites dans un système économique et social toujours plus maltraitant. Ces cinq ressources sont le temps, l’espace, le sommeil, l’attention et l’amour. Des parents constamment stressés et épuisés font des enfants malheureux, donc de plus en plus susceptibles de troubles du comportement.Le débat sur l’éducation positive pourrait ainsi n’être que l’écran de fumée autour d’une question anthropologique bien plus large. "Voulons-nous faire un homme libre et qui chérisse la liberté, capable de comprendre – parce qu’on lui en aura laissé le temps – ce que sont le bien et le mal, la complexité de ses émotions et de ses désirs, donc capable de bonheur, ou voulons-nous faire un animal bien dressé, toujours fonctionnel et obéissant, prêt à s’adapter à tout ce qu’on voudra, y compris au pire, pourvu que le groupe ne l’exclue pas ?", demandait Pierre Vespirini. L’éducation demeure donc d’abord et avant tout une question politique. C’est pourquoi il est vain de chercher une réponse définitive, validée par la science, mais nécessaire d’apprendre jour après jour... et de se faire confiance.  


Le time-out au cœur du débat

Dans son ouvrage "File dans ta chambre ! Offrez des limites éducatives à vos enfants(InterEditions, 2020), Caroline Goldman préconise de faire sortir de la pièce le jeune enfant, dès 12 mois, lors d’une "transgression""parler trop", "faire trop de bruit", "râler pour rien"après lui en avoir expliqué la raison, quitte à le laisser pleurer derrière la porte. Ce "temps d’exclusion" pourrait être augmenté au fur et à mesure de la croissance avec la possibilité de laisser l’enfant de plus de 4 ans une demi-heure ou plus isolé dans sa chambre. Mais cette méthode du "time-out" est vivement contestée par de nombreux professionnels : elle créerait de l’anxiété et ne permettrait pas d’adapter ses comportements sur le long terme. "Si j’ai un stagiaire et qu’il fait une bêtise, je ne vais pas lui dire d’aller dans le cagibi pour réfléchir à ce qu’il a fait ! Je vais lui apprendre les choses. Mon enfant, c’est pareil...", estime Marine Manard. Si elle juge inutile et délétère ce "temps d’exclusion", la neuropsychologue estime en revanche qu’il faut pouvoir s’isoler quand la tension monte. "Il faut distinguer le 'time-out' de la mise en sécurité. Un parent qui se sent débordé doit bien sûr laisser son enfant dans un endroit sécurisé, lui dire qu’il revient et s’en aller un moment. C’est comme pour la problématique des bébés secoués... Mais ce n’est pas la même chose que d’envoyer un enfant dans sa chambre parce qu’il a envoyé sa purée par terre !"