Santé mentale

Le cerveau en chantier des ados

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Les comportements
Les comportements "à risque" caractéristiques de la puberté sont en réalité liés à des changements anatomiques et fonctionnels du cerveau. (c) Daniel Garcia
Julie Luong

Julie Luong

On sait quand elle commence, beaucoup moins quand elle finit... "L’adolescence est une construction sociale, rappelle Baptiste Barbot, professeur de psychologie à l’UCLouvain. Il y a beaucoup de cultures où l’adolescence n’existe pas : le passage à l’âge adulte se fait par un rituel, institué par ces adultes. Mais dans nos sociétés occidentales, c’est une période un peu floue. Certes, la puberté et la croissance se terminent à 17-18 ans, mais il y a encore tout un développement psycho-social en cours qui fait qu’à cet âge, on est encore aussi un ado..." Car aujourd’hui, à 18 ans, on est rarement indépendant financièrement, on vit souvent chez ses parents, on est en général en formation ou aux études…
En Occident, l’adolescence est une invention récente, qui remonte au milieu du 19e siècle, et visait notamment à préserver l’ordre social. "Au 19e siècle se se développe, avec le triomphe de la raison, l’idée d’une jeunesse irresponsable, explique l’historien Patrice Huerre. Ce nouveau 'statut' s’accompagne de mesures de 'correction paternelle' dont l’enfermement des enfants à la demande de leur père (étendu par le Code civil de 1804), et l’enrôlement forcé au régiment ou au couvent." C’est le début de la "médicalisation" et de la "psychologisation" de l’adolescence qui conduira à "assimiler à une maladie une période nécessaire de maturation psycho-socio-physiologique avant le passage à l’âge adulte".

La puberté, une réalité physiologique
Néanmoins, si l’adolescence "n’existe pas", la puberté, elle, est un phénomène bien réel et universel, "une réalité physiologique, mesurable, tangible" selon Baptiste Barbot. Le développement pubertaire est notamment caractérisé par une poussée de croissance. "Chez les filles, cela dure environ 4 ans, et débute entre 8 et 13 ans, sachant que la moyenne, c’est 11 ans. Chez les garçons, le début se situe plutôt entre 9 et 14 ans, avec une moyenne vers 12-13 ans. Cela s’accompagne aussi de l’apparition des poils, de la poitrine – des développements physiologiques qui ont un impact psycho-social important. On prend conscience de sa capacité à se reproduire et donc de sa sexualité", explique Baptiste Barbot. Une capacité aujourd’hui en décalage avec les normes sociales qui n’encouragent la reproduction que bien plus tard dans la vie.
Ce nouveau corps suscite souvent un sentiment d’étrangeté chez les ados : on ne se reconnaît plus, on développe des complexes… "On a l’impression qu’une partie du corps est mal proportionnée, que les jambes sont trop grandes… ce qui peut être une réalité puisque les membres poussent plus vite que le reste", relève Baptiste Barbot. Cette transformation physique s’accompagne par ailleurs d’un désinvestissement progressif de la sphère familiale au profit de la sphère des pairs, qui vont permettre de valider ce nouveau "moi". Un phénomène que l’on observe aussi chez les grands singes : entre 12 et 16 ans, les chimpanzés mâles quittent les bras de leur mère pour passer du temps… avec des jeunes de leur âge. Des études de laboratoire ont aussi montré que les souris adolescentes avaient tendance à se tourner davantage vers l’alcool et la nicotine que les souris adultes !

Un développement asynchrone du cerveau
Car les comportements "à risque" caractéristiques de la puberté sont en réalité liés à des changements anatomiques et fonctionnels du cerveau. "Il s’agit d’un développement discontinu et très spécifique à certaines régions cérébrales, ou plutôt à certains systèmes, poursuit Baptiste Barbot. Ainsi, le système du cerveau plutôt associé au contrôle cognitif (prise de décision, attention) et le système plutôt lié au traitement socio-émotionnel se développent selon un timing différent." Le début de l’adolescence est caractérisé par un développement assez rapide du système lié au traitement socio-émotionnel : les ados vont rechercher la nouveauté, le plaisir, les stimulations sociales... alors même que le système de contrôle cognitif est tout à fait immature. Ils auront donc du mal à planifier et à mesurer les conséquences d’un comportement à risque.
"L’apogée de ce décalage serait autour de 15 ans, poursuit Baptiste Barbot. Or si l’on regarde les données en criminologie, c’est en effet la période le plus risquée pour les actes de délinquance, les prises de risque inconsidérées, etc."  L’environnement (famille, école…) permet bien sûr aux ados de modérer cette impulsivité.  "Il y a une base biologique de la prise de risque accrue et de l’impulsivité à l’adolescence, mais cela ne justifie pas tout, souligne Baptiste Barbot. On ne peut pas tout attribuer au cerveau, ce serait réducteur. Le contrôle des émotions est aussi un apprentissage".

Un besoin accru de sommeil
L’un des changements physiologiques majeurs et méconnus de la puberté est le besoin accru de sommeil. "Ce besoin de sommeil est de 9h à 10h par nuit, donc plus que pendant la période qui précède. Il est lié à des changements hormonaux comme la sécrétion de mélatonine", illustre Baptiste Barbot. Or, le rythme scolaire actuel veut que l’on soit à l’école dès 8h... Les ados commencent donc souvent leur journée en étant fatigués, d’autant que la puberté entraîne aussi un décalage du rythme de sommeil, "avec des endormissements et des heures de réveil plus tardives." Un ado qui ne s’endort pas avant minuit n’est donc pas toujours un ado de mauvaise volonté... mais un ado qui n’a pas sommeil avant.
Ce à quoi il faut ajouter la problématique actuelle des écrans, qui retardent un peu plus l’endormissement... quand ils ne suscitent pas des réveils nocturnes !  "Entre 20 à 30 % d’ados se réveillent pendant la nuit pour consulter leurs réseaux sociaux", pointe Baptiste Barbot. Pourtant, un sommeil suffisant est essentiel pour soutenir un développement adéquat du cerveau et notamment la consolidation des apprentissages. "Un manque de sommeil a des conséquences importantes comme l’irritabilité, l’intolérance à la frustration, des difficultés attentionnelles et de contrôle de soi."

Ceci n’est pas une crise
Cet apprentissage plus ou moins chaotique conduit à définir fréquemment l’adolescence comme une "crise". "Pendant longtemps, les psychologues ont considéré que la crise était nécessaire. Aujourd’hui, on a plutôt tendance à considérer qu’elle est normale – notamment dans ses aspects de quête de soi, de quête identitaire – mais pas nécessaire au développement. Beaucoup d’ados ne font d’ailleurs pas vraiment de crise", poursuit Baptiste Barbot. Par ailleurs, la crise ne concerne pas toujours le seul ado… mais aussi ses parents. "Les ados changent, mais les adultes changent aussi. C’est la dynamique du système familial qui se modifie quand les enfants deviennent adolescents, avec des parents qui prennent conscience de leur propre vieillissement et qui sont donc parfois eux-mêmes en crise…"  La crainte éprouvée par de nombreux parents de la crise d’adolescence à venir de leur progéniture s’assimile donc souvent à la peur d’une confrontation avec "des individus en changement", qui posent sur la cellule familiale et les normes en vigueur un regard critique. "Ce qui est très caractéristique de l’adolescence, ce sont ces nouvelles capacités cognitives, cette capacité à penser sur soi, sur la société, à traiter l’information de manière abstraite, métaréflexive… des capacités liées au développement cognitif qu’ils n’avaient tout simplement pas avant", rappelle le psychologue.

Élagage synaptique
Car le cerveau ado est aussi un cerveau qui se caractérise par une surproduction de matière grise ! "Face à cette prolifération, le cerveau ado va être soumis à un élagage synaptique : c’est le principe du 'use it or loose it', explique Baptiste Barbot. Si on ne s’en sert pas, les connexions entre neurones vont être élaguées comme les branches d’un arbre tandis que celles qui sont utilisées fréquemment vont se renforcer."  Le cerveau ado, particulièrement plastique, peut donc être exercé et renforcé, "notamment au niveau des connexions associées à la créativité". "Engager l’ado dans certaines activités, certaines formes de pensée moins évidentes pourront s’avérer utile tout au long de la vie", conclut le psychologue. Plus qu’une crise, l’adolescence est surtout un condensé de nouvelles possibilités.