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Traiter le patient avant la maladie

5 min.
Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki

Une famille réunie autour d’un feu de cheminée, un cycliste qui file à tout vent, un homme assis au pied d’un arbre, une bouteille jetée à la mer… Béatrice Theben, ergothérapeute, tend un jeu de cartes à ses patients, comme s’il s’agissait d’un stéthoscope conçu pour ausculter leurs humeurs, leurs envies et leurs frustrations. Ceux-ci sont invités à choisir trois images significatives à leurs yeux. Trois objectifs à atteindre et pour lesquels l’ergothérapeute les aidera à identifier des ressources. "L’image d’une dame seule avec son chat sur les genoux revient souvent. Certains l’utilisent pour exprimer leur peur de l’isolement. Pour d’autres, au contraire, elle est rassurante. C’est comme cela qu’ils aimeraient vieillir tranquillement chez eux, observe l’ergothérapeute. Les cartes peuvent aussi permettre aux patients de pointer des besoins qu’ils n’osent pas exprimer, comme la sexualité."

Avec une poignée d’autres professionnels de première ligne - médecins généralistes, infirmiers, aides familiales, assistants sociaux, pharmaciens, etc. – Béatrice Theben s’est portée volontaire pour assurer la fonction de référente de proximité dans le cadre du réseau Boost à Bruxelles (quartiers du Pentagone, Saint-Gilles et Saint-Josse). Ce projet pilote vise à organiser des trajets de soins autour de personnes qui cumulent maladie chronique et fragilité économique. Chaque patient suivi dans ce cadre se voit désigner un référent, comme Béatrice, à même de l’orienter vers les différentes ressources du quartier - professionnels de la santé et du social, associations locales - en fonction des besoins qu’il a exprimé. Des objectifs qui peuvent se révéler très pragmatiques comme pouvoir continuer à lire, cuisiner ou aller à la piscine. Ou plus existentiels, comme rompre la solitude, profiter de sa famille, découvrir le monde ou l’amour. 

Le sens des soins

Les démarches orientées sur les objectifs de vie des patients se construisent à travers le dialogue entre le thérapeute et le patient. Rendu acteur de son traitement, ce dernier est souvent bien plus motivé à le suivre, se félicite la coordinatrice du projet Boost, Gaétane Thirion. "Prenons le cas d’une personne à qui son médecin a recommandé pendant des années d’arrêter de fumer. Sans aucun succès. Jusqu’au jour où, au détour d’une consultation, cette patiente lui exprime qu’elle tient à vivre assez longtemps pour devenir grand-mère. Pour entamer une démarche de changement, il fallait qu’elle trouve en elle-même le sens."

"Ce qui importe dans notre travail d’ergothérapeute, c’est de permettre à la personne de pouvoir continuer à avoir une activité qui est significative pour elle, pas pour le professionnel qui la suit, complète Béatrice Theben. Pour certaines personnes, par exemple, c’est très important de pouvoir s’habiller par elles-mêmes alors qu’elles pourraient bénéficier d’une aide à domicile. D’autres, au contraire, sont très contentes qu’une aide s’en occupe et préfèrent réserver leur énergie pour autre chose."

"Est-ce que soigner, c’est diagnostiquer une maladie et définir un traitement ou est-ce que soigner, c’est améliorer la santé d’une personne pour qu’elle vive mieux ? Ce qui peut être la même chose. Ou pas." Jean Macq 

Si les méthodes orientées vers les objectifs du patient peuvent s’appliquer dans toutes les situations, à l’exception des urgences médicales, elles s’avèrent particulièrement utiles pour faire des choix et établir des priorités quand les pathologies et les traitements prescrits se cumulent.  "Cela peut aussi être une façon de démédicaliser certaines situations", résume Bénédicte Gombault, coordinatrice de projet à la fondation Roi Baudouin. Et de prendre l’exemple, fictif, d’une dame de 90 ans qui serait opérée d’une fracture de la hanche et découvrirait lors de cet évènement qu’elle souffre aussi d’hypertension. "Une pathologie aux conséquences particulièrement graves si elle n’est pas traitée sur le long terme, mais dont le traitement est aussi cause d’effets secondaires gênants. En partant de ses objectifs, le médecin pourra déterminer avec elle si cela vaut la peine d’endurer ces effets au regard de son âge."

Pour Jean Macq, professeur à la Faculté de santé publique et à l’institut de recherches santé et société de l’UCLouvain (IRSS), c’est toute la définition du soin qui est à questionner : "Est-ce que soigner, c’est diagnostiquer une maladie et définir un traitement ou est-ce que soigner, c’est améliorer la santé d’une personne pour qu’elle vive mieux ? Ce qui peut être la même chose. Ou pas."

Du médecin au réseau

Mais pour le soignant, sortir de sa posture d’expert, c’est aussi accepter de sortir de sa zone de confort. "Les médecins sont encore trop souvent formés comme des ingénieurs. On apprend le fonctionnement du corps comme celui d’un moteur qu’il faut mesurer avec des jauges : les analyses, les prises de sang… Et dont il faut réparer les pannes en fonction du diagnostic", regrette Jean Macq. Si les études de médecine s’ouvrent progressivement pour faire plus de place aux patients, les mentalités changent trop lentement, poursuit-il : "On est encore trop formé 'problème-solution-traitement'. Et ce n’est pas facile de sortir de ses certitudes pour cheminer avec la personne et savoir adopter l’approche idéale de soins qu’on a à sa réalité à elle."

Les médecins sont encore trop souvent formés comme des ingénieurs.” J. Macq

En ouvrant la parole, le soignant peut se retrouver davantage confronté à des questionnements éthiques : comment réagir avec un patient dont les objectifs personnels iraient à l’encontre de sa santé ? Il s’expose aussi à des situations qui dépassent largement son champ d’intervention : que répondre à ce patient diabétique qui n’observe pas son traitement car le risque de perdre son logement est une préoccupation plus urgente à ses yeux?  "Il y a des patients qui expriment des détresses psychologiques, qui partagent des questions financières ou des problèmes familiaux et pour lesquels le soignant n’est pas équipé. Certains me disent 'j’ai peur d’ouvrir trop la porte car je ne saurai pas comment réagir'", relate la coordinatrice du réseau Boost. "Je me sens ergothérapeute, mais aussi un peu psy, infirmière et assistante sociale. Travailler dans une démarche orientée vers les objectifs du patient, cela prend beaucoup de temps. Un temps qu’il faudra aussi financer", abonde Véronique Thében, également administrative à l’Union professionnelle des ergothérapeutes.

Devant ces difficultés, le travail en réseau avec les acteurs locaux et la mise en place d’espaces d’échange et de réflexion avec les autres professionnels de la santé prennent tout leur sens. "C’est un dialogue entre soignants et patients qui est nécessaire, mais aussi entre soignants et soignants, observe Béatrice Gombault de la fondation Roi Baudouin. On doit sortir de la vision du médecin qui travaille seul dans son cabinet."

Du cabinet à la politique

La démarche orientée sur les objectifs des patients promue par le projet Boost rejoint en tous points le concept de goal-oriented care (les "soins orientés vers le patient", NDLR), qui a récemment été mis à l’honneur d’une journée d’étude par la fondation Roi Baudouin (1) et le fonds de Coninck, qui finance depuis 2018 des initiatives ayant pour but de revaloriser les soins de première ligne. "Le goal-oriented care n’est pas une nouveauté qui va tout résoudre en tombant du ciel. C’est une démarche que beaucoup de soignants appliquent déjà sans la nommer. Mais le fait d’avoir un concept défini permet d’en parler et de soutenir les démarches existantes pour alimenter les changements de mentalités", détaille Béatrice Gombault, organisatrice de l’évènement.  

Venu d’outre-Atlantique, où il est porté par le professeur Jim Mold, le concept a déjà fait son chemin en Flandre, où les pouvoirs publics ont la volonté de l’inclure dans des formations professionnelles. Pour le professeur Jean Macq, il importe aussi d’intégrer cette approche au niveau des politiques de santé, qui sont aujourd’hui à un tournant. "Avec le vieillissement de la population, l’augmentation du nombre de malades chroniques, on se retrouve avec une population dépendante qu’il convient d’accompagner. Comment permettre à ces personnes de rester à la maison? Comment ont-elles envie d’y être? Comment organiser les soins autour d’elles en leur permettant d’en être aussi les acteurs? C’est un enjeu essentiel pour le futur." Un objectif qui ne peut être atteint, poursuit ce spécialiste des politiques de santé, qu’en renforçant la médecine de proximité : "Il faut orienter les transformations de notre système de soins pour les centrer vers les prestataires proches. Tous ceux qui font partie de la vie des personnes soignées."

(1)  "Comment mettre en œuvre des soins centrés sur les objectifs de vie de la personne?", Fondation Roi Baudouin, septembre 2019