Politiques de santé

Budgets : remettre du sens dans les chiffres

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Luc van Gorp et Elise Derroitte (c) Photo : Julien Mart
Luc van Gorp et Elise Derroitte (c) Photo : Julien Mart
sandrine warsztacki

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En Marche  : Pour faire face aux défis économiques cruciaux qui menacent les soins de santé, vous prônez un changement de paradigme dans la façon d’envisager les budgets. C’est-à-dire ?

Luc Van Gorp : Nous défendons une approche davantage orientée vers les besoins réels de la population et la qualité de vie. Aujourd’hui, on continue à financer ce qu'on a toujours financé, sans remise en question. On consomme beaucoup de soins coûteux mais ils ne sont pas toujours appropriés sur le plan médical. Prenons la radiologie : plus on fait d’examens, plus on finance les hôpitaux. Mais cela améliore-t-il vraiment la santé ? Il faut sortir de la course à l’acte médical.

"Dans notre culture, nous voyons les interventions en santé comme une façon de réparer l’individu pour le rendre de nouveau productif", Élise Derroitte

Deux logiques s’affrontent. La première, linéaire et inflationniste, se fonde sur une prolongation des acquis (NDLR - Pour calculer le budget des soins de santé, on considère les dépenses de l’année précédente auxquelles on ajoute une "norme de croissance" ainsi que l’indexation.  De ce budget, il faut ensuite retirer les économies décidées par le(s) gouvernement(s)). Malheureusement, avec le vieillissement de la population, le système va devenir impayable... La seconde, c’est de réfléchir aux objectifs que l’on poursuit avec les moyens dont on dispose. Et pour cela, il faut changer de perspective, se mettre à la place du patient : de quoi a-t-il besoin pour atteindre une qualité de vie satisfaisante à ses yeux ? 

En Marche : Peut-on traduire cela par “sortir d’une vision trop biomédicale de la santé” ?

Luc Van Gorp : Il y aura toujours des technologies plus évoluées, des tests génétiques plus performants, de nouvelles molécules…  Aujourd’hui, le budget consacré aux médicaments dits "innovants" explose. Mais nous avons de vraies interrogations sur la plus-value réelle de certaines "nouveautés". La fixation des prix est très opaque ; des intérêts financiers gigantesques sont en jeu. Je n’ai rien contre les médicaments, mais c’est un moyen, pas une fin en soi !

Élise Derroitte : Dans notre culture, nous voyons les interventions en santé comme une façon de réparer l’individu pour le rendre de nouveau productif. Nous oublions les autres dimensions qui font la qualité de la vie humaine. Nous avons beaucoup de mal à accepter la dépendance, nous dévalorisons les métiers du soin, le travail essentiel des infirmières, des aides familiales ou de tous les aidants proches. Il faut arrêter de considérer la santé d’une manière si étroite.

Luc Van Gorp : La prise en charge des patients en fin de vie est complètement occultée. On réalise beaucoup de traitements invasifs, mais on parle peu des souhaits du patient. Parfois, c’est simplement d’être accompagné avec bienveillance, pas de subir une opération lourde pour gagner quelques mois de vie en plus. 

En Marche : Concrètement, en quoi l’adoption d’une nouvelle méthodologie pour établir les budgets des soins de santé y change-t-elle quelque chose ? 

Élise Derroitte : Hôpitaux, médicaments, prestations médicales, dentisterie, soins infirmiers...  Traditionnellement, l’enveloppe budgétaire est répartie entre les secteurs et chacun gère son budget dans son coin. Dans une politique aussi découpée, c’est très difficile de financer des mesures de prévention. Prenons le virage ambulatoire : en permettant aux patients de rentrer plus tôt à la maison après une hospitalisation, on a créé un manque à gagner financier pour l’hôpital, tout en augmentant fortement la pression sur les épaules des infirmières à domicile. Finalement, deux secteurs deviennent les "victimes" d'une politique pourtant positive. Avec la méthode par objectifs, on renverse la dynamique. Tous les acteurs se réunissent pour élaborer ensemble les budgets à partir des besoins clairement identifiés au préalable. Par exemple : créer un parcours de soins pour améliorer la prise en charge de personnes à risque ou en début de diabète, d’enfants victimes d’obésité, les trajets périnataux…  

Cette méthodologie permet aussi de mener une politique dite d"universalisme proportionné". Les objectifs de santé sont fixés pour l’ensemble de la population. À partir de là, on identifie les groupes qui ont plus de mal à atteindre l’objectif et on augmente les efforts et les interventions pour ces groupes. 

En Marche : Les logiques de négociation par métier et par secteur sont historiques. On imagine que tout cela suscite des réactions… 

Luc Van Gorp : Notre travail, c'est de faire de la pédagogie pour changer les mentalités. Dans les négociations, on ne parle que de chiffres, jamais de vision de la santé ! Notre rôle de mutualité, c’est de remettre du sens. Nous sommes les seuls acteurs qui n’avons aucun intérêt autre que celui des patients.  

On a amorcé un changement. Pour la préparation du budget 2022, une première ligne de 123 millions d’euros a été allouée aux "objectifs en matière de soins de santé appropriés". Une Commission des objectifs se met en place où les mutualités vont jouer un rôle majeur dans la détermination d’objectifs d’accessibilité pour les patients. Le défi sera de continuer à convaincre, car les bénéfices de la prévention sont difficiles à chiffrer sur du court terme. C’est un combat de longue haleine.

En Marche  :  Les prestataires de soins adhèrent de moins en moins aux conventions conclues avec les mutualités pour fixer les honoraires et remboursements. Ne risque-t-on pas une forme de “privatisation” de la médecine  ?

Élise Derroitte : La réponse réside dans la réforme de la nomenclature (liste des prestations remboursables, NDLR) en cours.  Des prestations sont sous payées tandis que d’autres le sont trop. Aujourd’hui, un dermatologue reçoit 12 euros pour soigner une plaie ! Cet acte ingrat n’est pas valorisé alors qu’il a une grande valeur préventive. Une plaie mal soignée peut entrainer de graves infections. Pour des publics précaires ou très âgés, cela peut aller jusqu’à la gangrène…

"Nous n’avons pas 9, mais 54 ministres de la Santé !", Luc Van Gorp

En Marche : Selon l’approche One health, chaque politique (logement, éducation, mobilité, etc.) devrait être pensée en fonction de son impact sur la santé. Sortir de la logique des silos, ça se joue aussi plus haut ?

Luc Van Gorp : Le système néolibéral nous a menés aux limites de notre mode de vie. Face à la colère des agriculteurs, nos décideurs sont prêts à mettre en pause les politiques environnementales… Mais le climat et la nature sont très malades ! Chaque ministre, quelle que soit sa compétence est aussi ministre de la santé ! Nous n’avons pas 9, mais 54 ministres de la Santé ! 

Dans sa déclaration de politique générale, le gouvernement fédéral prévoyait la mise en place d’un Institut du futur pour piloter cette politique d’objectifs de santé et assurer la continuité entre les différents niveaux de pouvoir. On attend toujours… La complexité institutionnelle de notre pays n’aide pas, il est vrai. Par exemple, les Régions financent la promotion de la vaccination, mais c’est l’État fédéral qui bénéficie des économies en soins de santé qui découlent de ces politiques de prévention. Cela n’encourage pas à agir. 

 

La sécurité sociale belge se fonde sur un principe fondamental de solidarité : chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Au sein de la Sécu, l’assurance obligatoire soins de santé (AO) vise à offrir à tous les Belges des soins de qualité et accessibles. L’assurance obligatoire est cogérée par les interlocuteurs sociaux (fédérations patronales et syndicats), les mutualités, les prestataires de soins et le gouvernement fédéral.
Renforcer le modèle de concertation dans les soins de santé et l’orienter vers davantage d’objectifs de santé publique fait partie du plaidoyer que la MC adresse au monde politique à la veille des élections : "En dialoguant chaque jour avec leurs membres et en construisant des réseaux solides, les mutualités santé ont une vision claire des demandes et des besoins sur le terrain. Plus encore qu’aujourd’hui, ces signaux doivent être captés pour définir des politiques de santé."