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Des ballets à poils et à plumes

5 min.
© Philippe Moës
© Philippe Moës
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Une buse, un renard, un lièvre, un canard ou encore un cerf… Quoi de plus commun dans la nature ? Quoi de plus banal, surtout, si l'on est familier des "beaux livres" animaliers où dé filent, page après page, les plus beaux représentants de notre faune locale photographiés sous toutes les facettes ? Le dernier opus de Philippe Moës, photographe naturaliste de nos régions, renouvelle le genre. Pas simplement parce qu'il l'a créé avec la complicité toute en finesse de l'aquarelliste Yves Fagniart, lui aussi enfant du pays. Tout au long de leur première oeuvre à quatre mains, photographies, aquarelles et croquis entrent en somptueux dialogue, au point qu'on ne sait plus toujours en distinguer la frontière. Cette clairière forestière et son cerf, captés au petit matin par le photographe, n'offrent-ils pas une troublante ressemblance avec l'ambiance crépusculaire de cette aquarelle où se faufile le blaireau, magistralement rendue par les nuances de gris et de bleu ? Ce cygne à l'envol sur un lac : photo ou dessin? Allez savoir…

Lièvres et goupils

Nul texte, nulle information scientifique ne vient troubler ce dialogue singulier si ce n'est quel ques mots déclinés sous la forme de haïkus, voies d'accès épurées à l'univers fantasmagorique des auteurs. "Entre hêtre et myrtille, Goupillon (NDLR : jeune renard) s'interroge, Innocence éphémère". Ou, sur ce cliché d'un sanglier à moitié invisible, tapi dans les fougères : "Mi-bête, mi-feuille, Un fourré prend vie, Les buissons ont des oreilles". Ou encore, sur deux silhouettes lointaines qui se découpent sur une prairie embrasée par le soleil : "Le lièvre et l'alouette, Il est des souvenirs, Qui chantent aux oreilles".

C'est là que réside l'autre attrait majeur de cet ouvrage : loin de se réduire à un superbe bestiaire, il est tout à la fois sons, chants, couleurs et atmosphères. On frissonne avec ces deux corbeaux rivés à leur piquet de campagne sous les assauts de la neige et du vent d'Ardenne, silhouettes noires d'encre sur fond immaculé. Avec ce petit bruant, saisi par l'objectif dans l'ivresse d'un matin d'été, on croit sentir la douceur du soleil sur la peau. L'humidité nous transperce à la vue de ce cerf noyé dans la brume automnale. Telle est la magie de cet ouvrage : sublimer chaque animal en le présentant dans un paysage soigneusement conçu, mûri et mis en scène (lire l'interview ci-dessous) sans que jamais la spontanéité de la nature ne s'en trouve effacée. Des photographies qui, ailleurs, dans un univers taxinomique, aurait été qualifiées de "ratées" deviennent ici purs bijoux sertis d'une puissante charge émotionnelle. Comique et magnifique, ce chat sylvestre dont le regard fendu par un arbre semble inviter le lecteur à jouer à cache-cache !

Poésie et ravissements

Seules entorses au dépouillement informatif, quatre historiettes relatent les déboires de Philippe Moës pour approcher certains animaux. Parmi ceux-ci, l'insaisissable "Gitane" (cigogne noire), dont l'approche nocturne, physiquement éprouvante, l'a amené à maudire un moment sa passion pour la faune. Autre histoire aussi brève que passionnante : sa découverte soudaine – presque une fulgurance – d'un moyen efficace pour photographier des grands corbeaux au repos, après des années d'échecs répétés devant l'intelligence phénoménale du volatile.

Sangliers hirsutes, écureuils saltimbanques et autres chauves-souris ballerines se succèdent dans un défilé à plumes et à poils dont la poésie ne peut laisser indifférent. Par leurs prises de vue et leurs coups de pinceaux, les auteurs nous rappellent que, jamais, la nature ne se laisse approcher facilement. On peut la consommer, oui, comme on "profite" d'une balade en forêt ou d'un arbre centenaire croisé au hasard d'un chemin creux. Mais l'approcher dans son intimité – et, derrière l'apparence, dans sa dimension onirique – exige patience et ténacité. Et, surtout, impose de déposer au vestiaire ce qui encombre trop souvent nos vies modernes : l'obstination du "tout cuit tout de suite".

Pour des jardins accueillants

Très différent de l'ouvrage présenté ci-dessus, Jardin à plumes, sorti il y a un an chez le même éditeur (1) présente, nombreuses photos à l'appui, les principales espèces d'oiseaux qui fréquentent les jardins de nos régions. Il passe en revue les mille-et-un aménagements susceptibles d'attirer à proximité la microfaune et l'avifaune et de l'aider à se reproduire en paix : gazons fleuris, mares, haies, murets, mangeoires, composts voire simple tas de bois. Le fil rouge de l'ouvrage : l'homme prend tellement à la nature (routes, zonings et infrastructures diverses) qu'il lui doit bien un "petit quelque chose" en retour. L'hiver est le moment idéal pour préparer ces jardins "nature admise", modestes maillons des réseaux écologiques de demain.


Photo animalière : un engouement à double facette

En Marche : Dans cet ouvrage, vous avez marié avec succès aquarelle et photographie. Comment est née cette idée ?

Philippe Moës : Yves Fagniart et moi avons la même approche : la passion des paysages animaliers et des jeux de couleurs. Ne pas nous limiter à livrer des "belles images" d'animaux, mais traduire des ambiances et des atmosphères. Inciter le lecteur à la rêverie et la contemplation, créer de l’émotion. L'inviter, peut-être, à partager un bout de notre âme… Yves, par exemple, a pour principe de ne jamais dessiner des animaux qu'il n'a pas observés lui-même sur le terrain, en totale liberté. L'ouvrage présente ainsi des esquisses et des aquarelles entamées et parfois même finalisées sur le terrain.

EM : Vous avez plus de vingt ans de pratique photographique animalière… Quelle évolution y observez-vous ?

Ph.M : Le numérique a amené à une nette démocratisation. Les avancées technologiques (montée extraordinaire en isos, cartes mémoires à capacité énorme, etc.) ont permis des clichés auxquels on n'osait même pas rêver autrefois. Les publications spécialisées, les forums, les blogs… abondent. Tout cela traduit une admiration énorme pour la nature. Malheureusement, cet engouement ne se traduit pas toujours et partout par le respect qu'on pourrait attendre envers l'animal.

EM : À quel genre de situations faites-vous allusion ?

Ph.M : Je regrette les situations où le photographe – mais aussi l’ornithologue ou le simple promeneur – suit ses pulsions et aborde l'animal sans se poser de questions sur sa tranquillité. Certains, et c'est pire, le font en connaissant parfaitement les risques de dérangement. L'exemple classique, qui ne concerne pas que les photographes, porte sur le brame du cerf. Une portion non-négligeable d'observateurs vient "consommer" la nature comme on con - somme un film au cinéma. Après quelques minutes d’écoute, on fonce vers l'origine du son, c'est-à-dire l'animal. Ou, au mieux, lassé de l'écouter, on commence à parler à voix haute puis à mettre de la musique et, enfin, à picoler plus ou moins bruyamment. Et bien souvent les canettes restent sur place…

EM : Le grand public est-il au courant de la difficulté d'approcher certains animaux ?

Ph.M : En général, non. Les grands corbeaux présentés dans Au coeur des couleurs m'ont valu, en guise de bouquet final, deux semaines dans un réduit d'un mètre-cube, coincé dans la neige de l'aube au crépuscule. Une véritable épreuve physique et psychologique! Les photos de l'ouvrage relèvent rarement du hasard. La photo de la biche dans la "brume verte", par exemple, m'a trotté dans la tête pendant des années. J'ai d'abord acquis un objectif adapté à ce genre de cliché. J'ai ensuite dû avoir accès à une "hêtraie cathédrale" fréquentée par ce genre d'animal, puis anticiper les conditions menant à ce type de brume. Enfin, attendre l'animal. Heureusement que toutes les photos ne sont pas aussi exigeantes ! Mais il est vrai que beaucoup de celles présentées dans cet ouvrage ont d'abord été "construites" dans mon esprit avant d'être réalisées.

Pour en savoir plus ...

Au coeur des couleurs • Philippe Moës et Yves Fagniart • Ed. Weyrich • 199 p. • 34 EUR.