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Conte de Noël : arrêt sur visage

11 min.

L’adolescent et sa mère ont les yeux cernés. Ils sont assis dans l’entrée du centre commercial. Ils observent les passants sans prononcer un mot, vides de tout et surtout d’eux-mêmes. Lui : quatorze ans, le teint hâlé, les yeux noirs, les cheveux brouillons comme un champ de lave. Elle : la petite quarantaine, mais avec, sur le visage, des chemins de peur, d’angoisse, de violence et de misère. Et une toux sèche qui la secoue régulièrement. Leur présence dérange les badauds préoccupés par la valse des cadeaux durant cette période de fêtes. Certains regards se détournent, d’autres semblent désolés, d’autres froids comme des tombes traversent la mère et son fils, les exilent une nouvelle fois vers des terres de solitude et de mépris. Certains allongent le pas, se serrent dans leur indifférence et dans leur bonheur-brillantine, certains regrettent que le monde ne soit pas plus solidaire et se consolent en songeant qu’après tout ce n’est pas de leur faute s’il y a tant d’injustice sur la planète, que c’est désolant, mais qu’eux n’ont causé de tort à personne.

Trente-sept, vingt-deux, trois, souffle Faris.

Pardon? demande sa mère sur un ton surpris.

Trente-sept personnes nous ont ignorés, vingt-deux ont eu un regard vers nous et trois nous ont souri, Maman. Et, parmi les vingt-cinq gentils: sept nous ont lancé une pièce. Il y a huit euros vingt-trois centimes dans le pot. Ça nous fera bientôt assez pour acheter deux sandwiches et une boisson. J’ai faim.

Deux larmes envahissent les yeux de la mère, mais elle les contient. Elle s’est promis de ne plus pleurer devant Faris, d’être forte pour lui. Ils sont seuls à présent, en terre inconnue, dans cette capitale de l’Europe dont ils entendaient parler à la télé avant que la guerre n’éclate chez eux et que des fous répondent par les armes à d’autres fous, chaque groupe voulant éradiquer l’autre de la surface du globe.

Elle se souvient : c’était après la fête de Pâques. Elle et Faris se trouvaient dans l’église quand des coups de feu ont éclaté au dehors. Elle était professeur de langue et elle n’aurait pas dû pouvoir reconnaître le claquement des kalachnikovs, pas dû être capable de le distinguer de celui d’autres armes automatiques. Ça tirait de toutes parts, ça hurlait. Faris s’est mis à trembler. Elle l’a pris par la main et a couru se réfugier loin des portes, priant pour que les terroristes ne pénètrent pas dans l’église. À un moment, tout s’est calmé. Des moteurs ont rugi. Puis le silence. Elle a souri, elle s’est dit qu’ils étaient sauvés. Ceux qui avaient trouvé refuge dans la maison de Dieu se sont rassemblés et ont fini par se diriger vers la sortie.

Le soleil brillait. Cela faisait des semaines qu’il faisait sec et torride. Dehors, c’était l’horreur. Le sol de la petite place paisible encore une heure plus tôt était jonché de cadavres et de blessés qui, en des trémolos vibrants, appelaient à l’aide.

Papa! a hurlé Faris.

Elle a tout de suite reconnu la chemise jaune que Wael, son mari, avait enfilée le matin. Il avait tourné autour de la table de la cuisine en riant : " Alors, mes amours, vous me trouvez séduisant ? " Elle n’a pas pu bouger quand Faris a couru vers le corps sans vie de son père. Sidérée. Quand on a le bonheur, il faut en profiter, avoir conscience qu’il peut partir en fumée comme une allumette.

La suite n’est que misère. Son mari à peine enterré, elle et Faris ont fui avec leurs voisins. Un groupe de vingt : des chrétiens, des musulmans, des familles qui, malgré l’horreur et le désespoir, désiraient vivre. À tout prix. Pour combattre la mort et pour crier que l’absurde ne vaincrait pas. L’exil. Un bateau. Les côtes grecques et, ensuite, ce long chemin qui les a conduits, après bien des dangers, des vols et des humiliations, dans ce centre commercial. Elle se souvient que, le matin du grand malheur, après avoir tourné autour d’elle avec sa nouvelle chemise jaune, Wael l’avait embrassée tendrement. C’était, il y a dix mois et onze jours. S’il avait pu imaginer qu’un jour, sa femme et son fils mendieraient dans la rue, il serait mort de honte.


Illustration de Julie Jospeh
Quarante, vingt-trois, cinq, dit Faris. La proportion de gentils augmente. C’est peut-être parce que c’est Noël, non?

Elle ne peut s’empêcher de sourire avant d’être secouée par une nouvelle quinte de toux. Son garçon a toujours été fou de mathématiques. À l’école, il était le meilleur de sa classe. Elle débordait de joie quand ses professeurs faisaient son éloge.

Mon garçon, c’est le nouvel Einstein! clamait Wael.

Je préfère Niels Bohr, Papa. Plus tard, je veux faire de la mécanique quantique.

Tu es un génie, mon fils. Tout cela, c’était avant que leur pays ne sombre dans l’horreur. Elle observe Faris. Il a tout perdu en quelques mois : son père, ses études, sa maison, sa famille. Où trouve-t-il la force d’être heureux? 

Quarante, vingt-trois, six! souffle-t-il. Cette dame vient de nous donner une pièce de deux euros.

Elle a envie de pleurer. Elle travaillait en Syrie, elle était fière d’elle, son Wael l’aimait et la respectait.

Maman, ne sois pas triste. Cela ne sert à rien, tu le sais bien. Couvre-toi! Tu tousses beaucoup depuis ce matin.

Elle se reprend, pousse un gros soupir, lève la tête et tend la main.

Quarante-deux, vingt-cinq, six, murmure Faris. Les indifférents regagnent du terrain.

Des lumières vives dansent la java dans les vitrines du centre commercial. Des chants étourdissants et des annonces publicitaires s’échappent des haut-parleurs. C’est la semaine de Noël, Jésus est né pour sauver le monde. Pourtant, les parures de la ville n’annoncent pas de bonne nouvelle particulière : tout invite le citoyen à devenir un consommateur sans âme.

Quarante-trois, vingt-cinq, six, dit-elle en se prenant au jeu de son fils.

On dirait que ces personnes ont peur de nous, Maman. Quel mal pourrions-nous leur faire?

Elle hausse les épaules, elle ne comprend pas. Elle croyait qu’ici la vie serait plus facile, que la Belgique la protégerait et leur offrirait de se reconstruire. Elle imaginait une école pour Faris, mais le pays qui semblait si beau, vu de loin, n’est qu’une jungle de papiers, de règles dont elle ne comprend pas le sens. Pour avoir droit à de l’humain, il faut respecter les conditions prescrites par les différents règlements. Pour avoir droit à un sourire, il faut remplir des formulaires en cinq exemplaires.

S’il vous plaît, s’il vous plaît, joyeux Noël! répète-t-elle une nouvelle fois avec, au fond du ventre, de la honte et une rage qu’elle contient de plus en plus difficilement.

" Faites profil bas si vous voulez qu’on vous accepte ! Nous sommes déjà tellement envahis. Ce n’est pas notre rôle d’accueillir toute la misère du monde ", lui a déclaré l’employé qu’elle a rencontré la veille, après plus de cinq heures d’attente dans le froid. Il avait des yeux gris très clairs, ressemblait à un loup. Elle a eu envie de hurler " Ouh Ouh, Ouh ! ", pour lui faire peur. " Patientez. Je ne peux rien pour vous pour le moment. Votre dossier suit son cours. " Elle est sortie du bureau sans dire au revoir au bonhomme qui rangeait son dossier sur une pile et qui, d’un mouvement agacé, en ouvrait déjà un autre.

Les gens courent. La fête de Noël est devenue celle de l’exagération : du foie gras, des homards, des chocolats et toutes ces merveilles technologiques dont on nous vante les qualités exceptionnelles entre deux nouvelles tragiques à la télé. Hors d’eux-mêmes, tendus vers leurs achats, les badauds frôlent l’essentiel sans le voir. La veille, un passant, gêné par leur présence, a lâché à son amie : " La police devrait quand même nous débarrasser de ça. " Elle a baissé les yeux en priant pour que Faris n’ait rien entendu. Elle a serré plus fort sa colère et sa peine contre elle parce qu’elle voulait éviter de se mettre à pleurer.

Tout à coup, une jeune femme s’arrête devant eux et la tire de ses pensées moroses. Elle psalmodie son " Madame, s’il vous plaît, madame. Joyeux Noël. " Mais la passante ne dépose aucune pièce dans la main tendue. Elle demeure sur place et leur sourit.

Quarante-trois, vingt-cinq, sept! souffle Faris.

Pourquoi dis-tu cela? demande la jeune femme en se tournant vers lui. Elle a parlé en arabe levantin ! Faris ne semble pas surpris qu’au centre de Bruxelles, une inconnue s’adresse à lui dans sa langue.

Je fais des études statistiques, répond-il. Je calcule la proportion de gens empathiques dans la foule anonyme.

Et? demande la jeune femme avec intérêt.

Les personnes comme vous ne sont pas les plus nombreuses. Je crois qu’on nous prend, ma mère et moi, pour des terroristes.

La belle jeune femme fait la grimace. Elle est si séduisante dans son manteau vert émeraude, assorti à la couleur de ses yeux. Elle porte des bottes de cuir taupe et elle est coiffée d’un bonnet de laine blanc crème qui ajoute à son charme.

Comment connaissez-vous notre langue? demande Faris qui semble soudain prendre conscience de l’incongruité du moment.

Je suis Libanaise, née à Beyrouth, mais je vis en Belgique depuis plus de vingt ans. J’ai fui la guerre là-bas.

Cette jeune femme est la première personne qui leur adresse la parole naturellement, sans pitié dans les yeux, sans crainte, sans dégoût. Elle parle simplement avec des pays, des voisins. Elle fait un mouvement vers la gauche et, sans autre forme de procès, s’assied sur le sol à côté d’eux.

Je ne vous dérange pas?

Mais non! répond Faris, surpris.

– Je vais peut-être améliorer tes statistiques. À trois, nous serons plus forts, non? Faris sourit.

C’est une idée, dit-il.

Moi, c’est Noor, se présente-t-elle. Et vous?

Faris et Lina, ma mère.

Enchantée. L’attitude de cette riche passante la bouleverse.

Vous ne devriez pas rester là, dit-elle. Vous allez prendre froid.

Et vous deux? demande Noor. Vous avez un endroit où loger? Votre toux ne me dit rien qui vaille.

Comme Jésus, nous fêterons Noël dans une étable, déclare Faris. Cette discussion lui semble surréaliste. Elle pue la saleté et l’autre exhale un parfum chic aux effluves boisés. La situation lui est tout à coup insupportable.

Laissez-nous! lance-t-elle. Vous n’avez rien à faire ici. Je ne fais pas partie de votre monde.

Lina, répond la jeune femme, n’habitons-nous pas sur la même planète ? Ne sommes-nous pas tous des humains ?

Autour d’eux, quelques curieux se sont rassemblés. La course aux cadeaux semble s’être arrêtée pour quelques-uns qui contemplent l’étrange trio avec des points d’interrogation dans les yeux.

Mademoiselle, demande un homme, tout va bien?

Noor se tourne vers lui et répond :

Pour moi, oui, mais ce garçon et cette dame ont froid.

L’intérêt de l’homme s’évanouit. Sans doute trouve-t-il normal que Faris et sa mère soient là, sans doute font-ils partie du décor d’une semaine de fête... Sans les pauvres, l’opulence des riches serait moins visible. Si la jolie passante s’accoquine avec des candidats au djihad (oui, c’est ce que l’homme pense), ce n’est plus son problème. Il hausse les épaules, jette un coup d’œil embarrassé à la ronde.

Joyeux Noël! marmonne-t-il et il s’éloigne.

Non, mais… quel con! dit une femme.

C’est indécent! grogne un vieillard.

L’attroupement autour de Faris et de sa mère grandit. Les badauds discutent entre eux et tentent de comprendre ce que cette jolie jeune femme si fraîche et vêtue avec autant d’élégance fabrique sur le sol à côté de la mendiante et de son fils. Une phrase est prononcée plus haut que les autres par une adolescente :

On ne peut quand même pas abandonner ces personnes ainsi! Vous me donnez froid dans le dos! C’est Noël! Ce garçon a mon âge et il crève de faim.

Depuis qu’ils sont arrivés en Belgique, elle et son fils n’ont jamais fait l’objet d’autant d’attention. Elle tremble : ça lui fait peur. La police va finir par les remarquer et par leur causer des soucis. Elle ne peut retenir une nouvelle quinte de toux. L’attention ne faiblit pas : la réflexion de l’adolescente a amené les préoccupations sur Faris. Il a les yeux rouges, son nez coule, mais ne lâche pas les yeux de celles et ceux qui l’observent. Il est fier et chacun le ressent.

Vous êtes mignon, jeune homme, lui déclare une vieille dame.

Certains visages s’illuminent, quelques réflexions amusées fusent.

Vous avez bien raison, mademoiselle. Noël est la fête de tout le monde, déclare Noor.

Ses grands yeux verts dévisagent chacun. Certains se détournent, d’autres secouent la tête, embarrassés.

– On dirait que vous venez tous de remarquer que ce garçon et sa mère sont vivants et ont froid, ajoute-t-elle avant de leur traduire la phrase qu’elle vient de prononcer.

Pour la première fois, Lina sourit. Ça fait des semaines qu’elle n’existe plus pour personne ; elle s’est habituée à vivre comme une ombre. Elle songe au visage souriant de Wael et à sa nouvelle chemise jaune, elle songe à tout ce bonheur qu’elle a connu là-bas. Elle se dit que Noor a raison : en s’installant sur le sol à côté d’eux malgré la qualité du tissu de son beau manteau vert, elle a modifié l’ordre du jour.

Pardonnez-moi de vous avoir rejetée, marmonne-t-elle. Cela fait si longtemps que je n’existe plus.

Noor se penche vers elle et lui prend la main. L’adolescente, qui a fait la réflexion quelques secondes plus tôt, se met à applaudir. Elle est imitée par un homme dont la tenue annonce déjà la fête. Puis par une badaude emballée dans un épais manteau de fourrure. Faris et elle ne sont plus seuls. Ils sont étourdis par ce qui leur arrive : ces questions qui fusent, ces mains qui se pressent.

Je suis médecin, déclare un homme. Votre toux m’inquiète. Mon cabinet est à trois rues d’ici. Venez, je vais vous examiner.

Quarante-trois, vingt-cinq, mille! lance Faris, ému aux larmes. Maman, tu vois, c’est Noël!

Le groupe de passants a encore grossi. Noor se lève, suivie de Faris et de sa mère.

Maintenant, on va s’occuper de vous, leur souffle-t-elle avant de se faufiler dans la foule.

L’adolescente la saisit par le bras et lui demande :

Vous les connaissiez ?

– Pas le moins du monde.

– Pourquoi avez-vous fait cela ? Noor sourit.

Pour leur rendre leur dignité, pour les sauver de l’indifférence.

Juste en vous asseyant par terre à côté d’eux ?

Il suffit parfois d’un geste. Dans ce cas-ci, je suis simplement sortie du cadre, tu comprends ?

Pas vraiment, rétorque l’adolescente.

Elle ne choquait personne à la place où elle était. Moi bien.

Trop fort!

Le médecin, Faris et sa mère se fraient un passage dans le groupe. Sur le visage de Lina, une telle joie brille qu’on la reconnaît à peine. La peur et l’amertume ont déserté ses traits, elle a rajeuni de dix ans en quelques minutes. Elle se tient plus droit et fixe les gens dans les yeux. Elle cherche Noor dans le groupe, mais ne trouve personne. Elle a un regard déçu, serre le bras de son fils et suit le médecin. Elle aurait tant voulu remercier chaleureusement la jeune Libanaise.

Pourquoi vous cachez-vous? demande l’adolescente en se tournant vers Noor.

Parce qu’elle a retrouvé sa vie et qu’elle n’a plus besoin de moi.

Elle quitte le groupe, avance, la tête rentrée dans les épaules. Elle a enfoncé les mains dans les poches de son beau manteau vert émeraude. Ce soir, elle fêtera Noël devant sa télé et elle se nourrira de la joie factice des autres. Elle pensera à son pays qu’elle a quitté enfant, aux parfums des rues de Beyrouth, aux ondulations gracieuses de sa langue fleurie, à ses parents qui l’aimaient et qui l’ont tant soutenue avant de mourir à trois mois d’intervalle. Elle se dira avec une émotion non contenue que Faris et sa mère lui ont offert d’échapper, pendant un moment, à sa terrible solitude et qu’au final, c’est eux qui lui ont fait un beau cadeau.

Frank Andriat

A propos de l'auteur et de l'illustratrice

Frank Andriat

Auteur prolifique, Frank Andriat écrit pour les adolescents et pour des adultes. Ses livres, empreints d’ouverture à l’autre et d’humanisme, chantent la vie et la lumière. Certains sont des best-sellers et ont été traduits. Parmi les derniers titres de l’auteur, Le Bonheur est une valise légère et Méditations heureuses sous un cerisier du Japon sont récemment sortis en poche chez Marabout, dans la collection Les Petits Collectors. PHOTOS : portrait Franck Andriat +si c’est possible une couverture ses livres ENCADRE 2 L’illustratrice Le travail de cette bruxelloise s’imprègne d’archétypes et de culture ancienne comme la mythologie et l’antiquité, les icônes religieuses, les portraits des primitifs flamands, le surréalisme et les contes. Diplômée de La Cambre en 2011, Julie Joseph se spécialise dans la direction artistique, l’illustration, l’animation et la réalisation de films et le design graphique. Elle collabore notamment avec Le Monde, L’Obs, 180°C et travaille sur des affiches ou des livres d’éditions

Julie Joseph

Le travail de Julie Joseph s’imprègne d’archétypes et de culture ancienne comme la mythologie et l’antiquité, les icônes religieuses, les portraits des primitifs flamands, le surréalisme et les contes.  Diplômée de La Cambre en 2011, Julie Joseph se spécialise dans la direction artistique, l’illustration, l’animation et la réalisation de films et le design graphique. Elle collabore notamment avec Le Monde, L’Obs, 180°C et travaille sur des affiches ou des livres d’éditions.

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