Arts

L'évasion par la plume

5 min.
(c)Val
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Soraya Soussi

Soraya Soussi

Mardi, 9h. Le ciel gris surplombe les hauts remparts du bâtiment de la prison de Jamioulx. À l'entrée, les visiteurs passent un contrôle aux rayons X. "On n'a pas d'avion, ici, mais c'est comme à l'aéroport", plaisante un employé de la sécurité. Le personnel est jovial, les fêtes de fin d'année approchent. "Montez à l'étage et demandez Martine. Elle vous ouvrira. Vous verrez, elle ne mord pas", lance un autre agent pénitencier. Sa collègue ouvre une porte massive à barreaux et invite à attendre Benoit Schiltz, responsable des cours, formations et activités socio-culturelles au sein de la prison. L'homme débarque quelques minutes plus tard, l’air désolé : "On essaie de rassembler tout le monde pour le début des ateliers mais il manque encore pas mal de participants", prévient-il.

Une attente qui en dit long

Direction "la rotonde", pièce centrale de la prison. C’est ici que les détenus venant des quatre coins de l’établissement patientent avant de se rendre à l’atelier d’écriture donné par Isabelle, animatrice de l’association "Les ateliers de l’escargot". Un long balcon orné des œuvres réalisées lors de l'atelier graffiti du mois passé domine la pièce. Les activités proposées à la prison ont du succès auprès des détenus, mais leur participation est souvent aléatoire. Comme dans la plupart des établissements pénitentiaires, le personnel est en sous-effectif. Faire sortir les résidents de leurs cellules demande une coordination entre les employés. "Certains collègues préfèrent laisser les détenus enfermés 'par sécurité'. Le monde carcéral fonctionne surtout par la répression. Personnellement, je promeus l'éducation sein de la prison,  soutien Benoit Schiltz, le responsable des cours.

Au total, près de 200 détenus sur 390 participent chaque semaine aux cours et activités organisées entre les murs de la maison d’arrêt de Jamioulx. L'ambiance est décontractée. "On a construit une relation de confiance avec les résidents. Ils sont conscients de ce que l'on met en place pour eux. Ce sont des activités et cours qu'ils apprécient et leur serviront plus tard", confie son collègue Sylvain Ravignon. Une fois le groupe au complet (ou presque), les deux agents guident la troupe à travers les multiples couloirs de la prison vers la 9e section. Chaque ouverture et fermeture des portes blindées fait retentir une sonnette assourdissante. Les hommes suivent Isabelle, qui entre dans une petite salle. "Le moment d'évasion peut commencer", glisse-t-elle doucement.

"Ici, on redevient une personne digne"

Jean, Gaston et Fred (prénoms d'emprunt) s'installent. Fred semble agité. Il a reçu des mauvaises nouvelles de sa famille: sa filleule de 19 ans est décédée dans un accident de voiture ! Gaston vient d'apprendre que sa femme demandait le divorce et Jean, le plus jeune, se tait. La réalité à l'extérieur rattrape et frappe les hommes enfermés. Isabelle écoute avec attention et empathie. Mais l'heure est à l'écriture : "Aujourd'hui, c'est le dernier jour pour participer au concours 'Libre d'écrire'." Quelques minutes plus tard, Gianni (prénom emprunt) arrive, pressé. "J'attendais de l'autre côté du bâtiment et personne ne m'a prévenu que cela avait déjà commencé."

Après quelques exercices d'écriture, les participants se lancent dans leur texte. Seuls les échos des couloirs perturbent le calme de la pièce. À la fin de l'activité, l'animatrice propose une lecture des textes à haute voix. Gianni refuse : "C'est trop dur aujourd'hui. Je n'ai pas envie de penser à ce qui ne va pas et mon texte a déchargé toute une série de choses." Jean, jusqu'ici silencieux, se porte volontaire pour un premier partage. Les mots chargés de regrets et de chagrins déferlent et résonnent dans la salle. C'est une claque. Le texte est puissant et touchant. C'est une lettre à ses deux enfants âgés de 6 et 8 ans. Ces ateliers, confie le jeune homme, lui permettent de s'évader et de prendre du recul. "Ici, personne ne se juge ou fait preuve de violence. On ne demande pas ce que vous avez fait. On redevient une personne digne." Fred avoue avoir appris à écrire en prison. "C'est en lisant des BD de Bob et Bobette que j'ai commencé à écrire. Et les ateliers m'aident à m'exercer pour être plus autonome dehors."

Devenir lecteur de sa vie

Fidéline Dujeu, fondatrice de l'asbl "Les ateliers de l'escargot" a accompagné Laurent Cartigny, ancien détenu, dans la rédaction de son livre "La prison va me manquer" , sorti en 2023. Elle a également mené avec le Musée des Beaux-arts de Charleroi un projet artistique sous forme d'exposition et de recueil de textes de détenus, "Entre mines et champs, parole extra-muros". L'animatrice est convaincue du pouvoir salvateur de l'écriture et de l'art en général. "Au départ, les participants des ateliers se considèrent comme des victimes d'une enfance violente, du système judiciaire, des conditions de détention en prison. Ce qui est juste. Mais dès lors, ils ne parviennent pas à développer de l'empathie et à reconnaître leurs victimes, analyse l'animatrice. Écrire fait naître des compétences émotionnelles et permet d'être lecteur de sa vie pour prendre conscience de ses actes..."

La culture a un effet cathartique pour celles et ceux qui en bénéficient en milieu carcéral. "L'art permet de sortir les détenus de leur isolement social, car ils sont dans le partage. Les personnes se reconnectent à leurs émotions, ce qui est essentiel pour redevenir un citoyen prêt à vivre en société", défend Nicolas Swysen, co-fondateur de la compagnie de théâtre Gambalo qui anime des ateliers en prison.

Laurent Cartigny a passé 25 ans en prison. La drogue et les crimes ont pris le dessus sur sa vie. Jusqu'à cette rencontre avec les ateliers d'écriture. "Au départ, j'y allais pour passer le temps et sortir un peu plus qu'une heure de ma cellule. Puis, on m'a encouragé à écrire car j'avais un certain talent. J'ai donc continué dans ma cellule. Et je suis devenu mordu. J'écrivais tout le temps. Mais la drogue m'empêchait parfois d'écrire correctement. C'est comme ça que j'ai arrêté cette crasse et choisi l'écriture."

Culture délaissée

Pourtant, malgré les bienfaits avérés de la culture sur les individus, les activités socio-culturelles et éducatives sont rares en prison. "C'est une bataille pour organiser des ateliers dans le milieu carcéral. Il y a une pléthore de documents à remplir, il faut trouver des subsides, obtenir des accords, attendre", déplore Nicolas Swysen. Il faut compter sur l'énergie et la débrouillardise du milieu associatif ainsi que la bonne volonté et les capacités des directions et des pouvoirs publics. Benoit Schiltz se trouve chanceux de travailler à la prison de Jamioulx : "La direction est vraiment soutenante dans nos initiatives. Ce n’est pas toujours le cas ailleurs. On a déjà organisé des ateliers de théâtre, d'écriture slam, de graffiti, de chants, de cuisine… Ce type d’activités les rendent fiers. Ils se sentent capables de réaliser des choses qui font sens." L’agent pénitentiaire n'est, toutefois, pas naïf quant à la portée des activités socio-culturelles et des cours qu’il organise au sein de la prison. Il est conscient que de nombreux détenus récidivent. "Le travail d’accompagnement, au niveau de la réinsertion en société, doit continuer. Les détenus qui ont purgé leur peine doivent avoir la possibilité d’accéder à des activités qui cultivent l’estime de soi et le bien-être ainsi que l’opportunité de suivre des formations professionnalisantes ou d’avoir une chance de trouver un travail malgré leur parcours", conclut-il.