Activités physiques

Pourquoi aimons-nous tant les muscles ?

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Julien Marteleur

Julien Marteleur

Multiplication des salles de fitness, foyers équipés en appareils de musculation, corps exposés sur les réseaux sociaux et explosion des ventes de macronutriments... L'industrie du muscle est en plein essor. Pour Guillaume Vallet, si "le corps parfait" s'inscrit dans une construction de l'identité, il serait aussi perçu comme un capital à valoriser et faire fructifier. Dans un monde secoué par les crises et soumis aux dérives du capitalisme, produire du muscle serait l'ultime recours d’individus dépossédés pour exercer leur liberté et jouir d'un sentiment de contrôle.

En Marche : De la statuaire de l'Antiquité aux tableaux de la Renaissance, en passant par les héros stéroïdés des films hollywoodiens des années 80, le muscle a toujours fasciné l'être humain. Pourquoi ?

Guillaume Vallet : Le muscle incarne un ordre, une emprise, une maîtrise sur le monde environnant, c'est-à-dire une capacité de l'être humain à ne pas subir les évènements extérieurs. C'est le potentiel de l'humain qui devient visible à travers le corps (puissance, force, mouvement, esthétique, etc.). De façon très intériorisée, quasi subconsciente, le muscle renvoie à notre croyance en un élément de lutte et d'adaptation qui permet la survie et la reproduction de l'espèce humaine. L'esthétique a toujours joué un rôle important au sein des sociétés, notamment à travers l'art. L'esthétique du corps par le muscle a donc toujours été mise en évidence, même si les normes de beauté ont évolué à travers les âges.

E. M. : A contrario, le muscle n'est pas épargné par les préjugés. Beaucoup de gens distinguent notamment le muscle du cerveau. Il semblerait impossible d'être à la fois fort et intelligent...

G. V. : Dernièrement, l'humain a évolué vers une forme d'économie intellectuelle, que l'on pourrait qualifier de "capitalisme cognitif" ou de "capitalisme de la matière grise". Des secteurs comme les services ou les nouvelles technologies ont connu ces dernières décennies un véritable essor. L'importance de la force "brute", si essentielle à l'ouvrier ou à l'agriculteur dans son domaine d'activité, s'est progressivement réduite pour être de moins en moins valorisée. L'idée que le muscle et le cerveau sont incompatibles va donc s'imposer.

E. M. : Dans votre ouvrage, vous identifiez une série de ruptures dans le temps qui vont faire évoluer le regard contemporainsur le corps.

G. V. : Une première rupture s’opère au début du 20e siècle, avec l'émergence du capitalisme qui survient simultanément à toute une série de découvertes scientifiques et médicales sur les performances du corps et au développement des sports "modernes". D'un côté, le corps va être associé à cette idée de production du capital, par le travail. De l'autre, on constate qu'il peut être protégé par les progrès de la médecine et "amélioré", notamment par la pratique d'activités physiques. La seconde rupture intervient au sortir de la Seconde Guerre mondiale, lors des Trentes Glorieuses. De nouvelles générations arrivent, avec l'idée de développer un rapport au corps plus orienté vers la santé : on s'occupe désormais de soi "pour soi". Enfin, j'identifierais une dernière rupture, au début des années 80, avec l'apparition d'un "capitalisme des vulnérabilités". Ce capitalisme est marqué par des crises – financières, sanitaires - qui émergent de son fonctionnement même et qui, de façon croissante, créent des fragilités, des angoisses. Le corps devient alors une voie de salut pour se protéger, un "ancrage". C'est une ressource directe, grâce à laquelle on va pouvoir lutter contre les agressions extérieures. En modelant son corps, on se sent plus en contrôle. D'autant plus que l'on sent que l'État se désengage et délègue de plus en plus de responsabilités à l'individu.

E. M. : Dans le milieu survivaliste, on constate que le muscle joue un rôle important.

G. V. : Indéniablement, la peur de l'effondrement est issue de ce "capitalisme des vulnérabilités". Si l'on observe les pratiques du milieu, on peut s'étonner de leur côté quasi militaire. Cela va des techniques utilisées à la répétition des mouvements, en passant par l'intensité des séances qui apprennent au corps à résister à des situations extrêmes, voire apocalyptiques... Le corps, le muscle doit être prêt à réagir aux pires scénarios, il doit être le plus efficient possible.

E. M. : Vous pratiquez le culturisme depuis de nombreuses années. Pour vous, de nombreux bodybuilders cachent en eux une fragilité qui les a poussés à se créer un corps d'acier, semblable à une armure qui les protégerait du monde extérieur...

G. V. : Moi-même, j'ai contracté la tuberculose étant plus jeune. C'est entre autres cette expérience douloureuse qui m'a amené à pratiquer le culturisme, afin de prendre une sorte de revanche sur mon corps. Joe Weider, considéré comme le père du bodybuilding, n'a jamais rien caché des brimades dont il fut victime durant toute son enfance, parce qu'il était considéré comme chétif par ses congénères. Ces témoignages ne sont pas rares dans le milieu. Lors d'une compétition de culturisme, les participants prennent des poses similaires à celles de la statuaire antique. Les athlètes se transforment alors en blocs de pierre immuables, invulnérables. Cette image de muscles d'acier qui cachent une fragilité enfouie, on la retrouve aussi dans le mythe du super-héros : un être affecté dans son âme, qui choisit de prendre une revanche sur la vie à travers son corps.

E. M. : Avec leurs machines de musculation et des espaces très hiérarchisés, vous n'hésitez pas à comparer les salles de sport à des usines à fabriquer du muscle.

G. V. : La salle de sport est un lieu où se retrouvent des personnes qui partagent le même objectif et qui effectuent machinalement les mêmes gestes sur des machines, dans le but de produire quelque chose, en l'occurrence... du muscle ! La salle de sport est structurée en "îlots", ou ateliers, où un muscle particulier peut être développé, construit, à l'aide d'appareils. Là encore, l'organisation de l'espace peut s'apparenter à celui d'une usine. Dans certaines salles, notamment celles de crossfit, un tableau indiquera le meilleur athlète de la semaine ou une liste d'exercices à réaliser. Il est étonnant de constater que le monde ouvrier, où le muscle est généralement valorisé est largement représenté dans la salle de sport. Certains travaillent à la chaîne de 6h du matin à 18h. Et viennent reproduire exactement le même schéma en salle, de 19h à 21h ! Au boulot, ils ne sont qu'un petit maillon d'une chaîne qui produit une marchandise destinée à l'extérieur. À la salle, ils se transforment en "entrepreneurs" de leurs corps. Ce sont eux qui sont aux commandes. Cette différence mérite d'être notée.

E. M. : Le travail du muscle suggère donc aussi un corps sous contrôle, soumis à la nécessité de l'exercer en permanence. Est-ce pour cela que les régimes autoritaires ont toujours eu un faible pour le muscle, à l'instar d'un Vladimir Poutine qui n'hésitait pas à dévoiler ses pectoraux lors de rencontres arrangées avec la presse russe ? 

G. V. : Dans les régimes autoritaires ou totalitaires, le corps a toujours été utilisé à des fins d'ordre, de sécurité, de discipline. Aussi, la faiblesse y est difficilement acceptée. Si on devait le placer sur l'échiquier politique, on pourrait donc dire que le muscle est a priori "de droite". Mais travailler le muscle fait également ressortir d'autres valeurs, bien plus "à gauche" : l'envie de muscler son corps peut découler d'un sentiment d'inégalités que l'on souhaite combler, de l'envie de se sentir plus libre grâce à son corps, ou encore de renouer avec les autres ou avec la nature en pratiquant la musculation collectivement ou en extérieur. Le corps musclé diffuse donc un message plus ambivalent qu'il n'y paraît...

E. M. : Le muscle a toujours été extrêmement genré. Pour beaucoup, il est "le" symbole ultime de virilité. Il faudrait donc être musclé pour être un vrai "homme" ?

G. V. : Pas du tout ! Mais aujourd'hui, les hommes sont davantage soumis aux injonctions esthétiques. Selon moi, ce phénomène relativement récent peut également être mis en rapport avec le "capitalisme des vulnérabilités" : les coachs sportifs et les marques de compléments alimentaires ont investi les réseaux sociaux, comme Instagram ou Tik-Tok, pour les transformer en espaces commerciaux. Cette vulnérabilité, cette angoisse du "viril à tout prix" sont exploitées par des entreprises spécialisées. Leur cible : les jeunes hommes, particulièrement affectés par ces nouvelles injonctions. Des injonctions qui sont parfois tout simplement inatteignables et qui créent encore plus de frustrations. C'est un cercle vicieux, certes, mais qui fait tourner le commerce...


 >> "La fabrique du muscle" • Guillaume Vallet • Éd. L'échappée • 2022 • 272 p. • 18