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Transition : aux élus de jouer !

5 min.
© (PG)
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

La transition, un concept un peu abstrait ? Le film "Demain", diffusé  début 2016 sur les grands écrans, avait largement contribué à le rendre plus tangible et populaire. Voici que circule dans les salles obscures un nouvel opus sur cette thématique baptisé "Qu'est-ce qu'on attend ?", de Marie-Monique Robin. Cette fois, nul voyage à travers le monde mais un zoom – tout aussi joyeux – sur l'expérience d'un bourg de 2.200 habitants qui, depuis une douzaine d'années, a fait de la transition son véritable fil conducteur. Du moins une bonne centaine de ses habitants ultra-motivés, emmenés par leur maire pétri d'écologie appliquée dans sa vie de tous les jours, ex-mineur, ex-militant CGT.

À son impulsion manifestement contagieuse, la petite ville alsacienne d'Ungersheim s'est lancée dans 21 actions de transition. La caméra suit leurs avancées respectives, donnant largement la parole à leurs artisans. Ici, on construit un écoquartier à base de terre et de paille locales. Là, on installe une régie électrique reposant sur l'énergie éolienne et solaire. Plus loin, c'est une zone artisanale qui se dote d'équipements photovoltaïques à hauteur de 5,3 mégawatts. Grâce au maraîchage local, la cantine scolaire est fournie en légumes bio, de même qu'une conserverie locale.  Et on vous passe, ici, la monnaie locale baptisée "radis", l'édification d'une "maison de l'Agriculture et des Cultures", etc. La municipalité, en fait, vise trois types d'autonomie : intellectuelle, énergétique et alimentaire.

Un "bourgmestre" hors normes

Malgré la forme cinématographique très classique, les deux heures du documentaire passent très vite. Peut-être en raison de la personnalité attachante du maire, Jean-Claude Mensch, qui circule  partout et sans  esbroufe parmi ses concitoyens. Son leitmotiv : pour convaincre, rien ne sert de discourir, il faut agir. Et surtout montrer (que ça marche) ! La dimension intergénérationnelle est très présente dans "Qu'est-ce qu'on attend ?". Enfants, adolescents et seniors sont étroitement associés à la dynamique participative de ces initiatives. Touchants, ces agriculteurs âgés reconnaissant que leur modèle économique allait dans l'impasse et regrettant de ne pas s'être lancés plus jeunes dans de telles démarches. Cocasses, ces bûcherons du dimanche aux tempes bien grises, heureux de participer à l'édification d'un bâtiment communautaire à base d'essences de bois locales.

© (PG)Un progrès paradoxal

Il n'y a, dans ce documentaire, ni chiffres, ni graphiques, ni démonstrations pesantes. Sauf un chiffre sur l'emploi ainsi créé, percutant, livré à la dernière minute... Les habitants sont les experts de leur propre vécu. Certains ne cachent pas leurs doutes et hésitations du départ. Ni l'accusation de "trahison" qu'ils ont dû subir venant de leurs proches, du fait qu'ils ont adopté de nouvelles valeurs et manières de vivre. Oser s'afficher, par exemple, aux côtés d'un... cheval de trait, pièce maîtresse du maraîchage villageois mené par un trentenaire rayonnant.

Une rétrogradation du progrès? Non, répond à sa manière Rob Hopkins, le pape (britannique) de la transition venu inaugurer diverses installations à Ungersheim. "Vous n'êtes pas fous, leur dit-il. Mais bien à la pointe du progrès"...


Des "héros locaux" sans trop d'ego

Présente à Namur pour l'avant-première de son documentaire, Marie-Monique Robin n'a pas caché que son travail se voulait une esquisse du modèle économique du futur. Ce dernier serait basé notamment sur la création d'emplois innovants (agriculture urbaine, régies communales d'eau et d'énergie, usines agro- alimentaires locales, etc.) entourés de nombreux travailleurs bénévoles motivés par le partage de sens et la recherche de liens sociaux.

"Ce n'est pas juste une question de gentils "bobos" à l'œuvre, insiste-t-elle. Dans ce modèle-là, on travaille moins, on partage le temps d'occupation (rémunérée ou pas), mais aussi les équipements via un droit d'utilisation et non de propriété. Cela suppose évidemment de se désintoxiquer de la publicité et de l'endettement. Beaucoup de jeunes, ayant parfaitement intégré les limites de la planète, sont prêts à abandonner une carrière conventionnelle vers cette voie : l'échange  de services, sans passer nécessairement par le salaire et l'argent. Dans ce monde-là, on travaillera – mettons.... – vingt heures par semaine au lieu de quarante. Et l'on s'interrogera, en 2035, sur la façon dont on arrivait à survivre – ou à sombrer dans le burn-out ! – en 2017".

Parmi les conditions à l'émergence de ce modèle, la réalisatrice cite deux choses. Primo, l'élaboration de "feuilles de route à vingt ans d'horizon" (Ungersheim travaille sa transition depuis douze ans et son maire en est à son cinquième mandat). Secundo, la présence de "héros locaux", charismatiques mais capables de s'effacer. "Si le maire d'Ungersheim a une vision très claire des enjeux du XXIe siècle, il sait aussi la partager, en invitant autour de lui des gens à qui il donne le droit de changer. Par exemple  cet agriculteur actif dans la culture intensive de maïs, qui a eu besoin de temps pour accepter l'impasse de son modèle agricole. Ou cette jeune femme de 23 ans, à qui il a confié des tâches importantes dans la gestion de la ville. Bref, savoir déléguer en ravalant son propre ego de mandataire". À qui le tour en Belgique?

Une transition en mode mineur

Emeline De Bouver est docteure en sociologie et maître de conférence invitée à l'UCL. Spécialiste de la transition, elle décrypte pour En Marche le succès des documentaires de type "Demain" et "Qu'est-ce qu'on attend?".

En Marche : Le documentaire "Demain" a connu un succès considérable. Près d'un an après sa sortie en salle, quel regard portez-vous sur cet engouement, que le film de Marie-Monique Robin prolonge en quelque sorte?

Emeline De Bouver : "Demain" a donné un écho et une légitimité à une grande variété d'actions se revendiquant du mouvement de la transition. Sa dimension joyeuse et ludique a permis de (re)gonfler le moral de militants dont l'action politique (au sens large) est par nature susceptible de sombrer à tout moment dans le découragement. Ce n'est pas négligeable par les temps qui courent – voyez l'attitude de Donald Trump sur le climat! Mais le documentaire a surtout permis de multiplier le nombre d'initiatives de transition, ou de rendre celles qui existaient à la fois plus visibles et plus crédibles auprès d'un public qui ne se sentait pas concerné. Bref, "Demain" a agrandi la sphère de rayonnement de la transition, même si sa construction gommait les processus de mise en marche – éventuellement laborieuse – des initiatives présentées.

EM : "Demain" enjoignait les citoyens à se prendre en main et à "bouger" au niveau local, ne comptant plus  trop sur les actions politiques de grande ampleur. Comment le monde politique belge a-t-il réagi à cette exhortation?

EDB : Avec peu de critiques, voire avec bienveillance. Il n'est pas exclu qu'une partie du monde politique – celle qui s'estime plongée dans le bain citoyen via son engagement local et quotidien – ait même très bien vécu cet aspect des choses. En effet, en diffusant la transition au-delà d'une sphère strictement écologiste, "Demain" a pu donner à ces élus une légitimité d'appui que leur propre parti ne leur accordait peut-être pas. Mais sans doute une autre partie du monde politique, plus éloignée du terrain, s'est-elle sentie peu concernée par ce film. Cela donne évidemment de l'eau au moulin à ceux qui estimaient que "Demain" péchait par manque de discours politique global  et critique, au profit d'une sorte "d'entre soi". Ou que ce documentaire, via ses "histoires à succès", faisait la part un peu trop belle au "green business". Il faut bien reconnaître que la transition en Belgique se fait aujourd'hui en mode très mineur et que bien peu de nos politiques régionaux ou fédéraux s'en revendiquent. Peut-être manquent- ils d’idées et de mesures concrètes à leur portée…

EM : Avec "Qu'est-ce qu'on attend?", l'appel est cette fois directement lancé aux politiques : "qu'est-ce que VOUS attendez"....

EDB : Oui, clairement. Après une démonstration aussi percutante, on les imagine mal se retrancher derrière le traditionnel "je n'ai pas cette compétence dans  mes attributions". Mais, en montrant cette fois des changements plus structurels (voyez le fil rouge du cheval de trait...), le documentaire court le risque d'emporter une adhésion moins  large que "Demain". La société continue en effet à être marquée par une peur assez générale de tout ce qui met en cause le progrès dans sa dimension matérialiste, technologique et liée au profit. Quoi qu’il en soit, j’encourage à aller voir ce documentaire. Il montre tout  ce qu’une équipe politique courageuse peut mettre en route et donne la parole à des gens satisfaits et heureux des changements dont ils sont les propres auteurs.