Vivre ensemble

Six projets "santé" qui dessinent le futur

11 min.
© DPA Reporters
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Philippe Lamotte & Joëlle Delvaux

Philippe Lamotte & Joëlle Delvaux

Ils sont les bâtisseurs insoupçonnés d'un nouveau monde. Leur credo est à la fois simple et ambitieux : "N'attendons plus les décisions politiques à haut niveau. Expérimentons nos solutions sans délai. Et, si ça marche, d'autres – y compris le monde politique – s'inspireront tôt ou tard de nos succès, petits et grands". L'impatience de ces individus, groupes spontanés et associations plus ou moins formelles s'ancre, notamment, dans les piétinements face à la lutte contre la croissance des inégalités et le dérèglement climatique.

À l'instar de Rob Hopkins qui a lancé voici neuf ans le mouvement des initiatives de transition présent à ce jour dans 50 pays, ils veulent construire, directement et concrètement, un monde qui ne mise pas exclusivement sur le retour de la croissance et la disponibilité sans fin des ressources naturelles. "En route pour la transition pacifique et joyeuse vers une société plus sobre et plus juste", proclamait l'un des organisateurs du Forum de la transition solidaire à Charleroi, le 1er avril dernier, vaste manifestation assumant sans complexe son caractère ludique et festif.

Dans ce bouillonnement créatif et hybride, En Marche a choisi six initiatives relatives à la santé prise dans son acceptation la plus large : celle qui va bien au-delà de l'absence de maladies et qui, individuelle ou collective, se nourrit de solidarités. Certains protagonistes de ces initiatives sont actifs dans la vie professionnelle. D'autres, à l'issue de leurs études supérieures, viennent d'être récompensés par un prix spécifique de la Fondation pour les générations futures pour leur "regard à 360 degrés sur la société". Mais tous s'impliquent dans la recherche de solutions innovantes dans un monde de plus en plus complexe. Rencontre avec des pionniers.

1. Du pain de qualité 100% wallon

champ de blé

Les zonings industriels qui s'étalent toujours plus loin, cela fait mal... du moins lorsqu'il prennent la place d'excellentes zones agricoles et que la demande de produits alimentaires locaux ne cesse de s'amplifier en Wallonie. Dans la région de Ath, une poignée d'associations (1) regroupant agriculteurs et consommateurs – c'est leur force – décide en 2013 de réagir en créant une filière de panification quasiment complète autour du pain bio. "Beaucoup de pains fabriqués en Wallonie, prétendument frais et artisanaux, sont en réalité précuits et contiennent des adjuvants douteux, commente Gwenaëlle Martin, coordinatrice de "l'Epi d'ici" pour la Fugea.

En outre, beaucoup de produits proviennent de pays comme la Pologne. Quant aux petits boulangers wallons, ils ignorent souvent la composition et l'origine de leurs propres farines". Certes, quelques champs wallons produisent déjà des céréales bio, mais la plupart filent dans les mangeoires du bétail ou sont valorisées à l'étranger. De là, l'idée de relocaliser de A à Z en Wallonie la fabrication à large échelle d'un aliment aussi fondamental que le pain. Moins simple qu'il n'y paraît ! Car seules des installations très onéreuses permettent de stocker et sécher les grains. Et investir en commun, pour cette poignée de bénévoles, est délicat. Les résultats sont pourtant encourageants.

En 2014, un premier boulanger, à Ath, a été fourni en farines bio grâce à un moulin local. Au terme de la moisson 2015, des groupements d'achats locaux de la région seront fournis à leur tour. Déjà, les Magasins du monde d'Oxfam se montrent intéressés. "Autour de nous, les demandes se multiplient, mais nous restons dépendants de la nature et des moissons..." Techniquement, la farine est au point. Mais l'étude de faisabilité économique, soutenue par le plan Marshall 2.Vert, doit encore confirmer la viabilité du projet à long terme.


2. Harcèlement au travail : le rôle vital des collègues

deux femmes discutent en prenant un café

Un mémoire de fin d'études en psychologie coté à 97%. Et, en prime, les félicitations du jury… En voilà une belle manière de clôturer ses études ! Il faut dire qu'Emeline Lucas a choisi de s'attaquer à un gros morceau : le harcèlement moral au travail. Une étude de l'ULB, il y a quelques années, avait démontré que ce phénomène s'avère bien plus ruineux, notamment en termes de santé mentale, que toute autre forme de stress au boulot : davantage de souffrances psychiques, de pertes et d'incapacités de travail, de problèmes financiers chez les victimes…

Mais ce tableau, désormais assez bien connu, comporte une zone d'ombre à laquelle personne ne s'est jamais attaché : que font les témoins d'un harcèlement ? Pourquoi les collègues de travail n'interviennent-ils pas ou rarement ? Après avoir consulté la littérature, Emeline Lucas s'est lancée sur la trace de huit témoins qui, tous, se sont longuement confiés à elle. Scientifiquement, il est un peu tôt pour énoncer des conclusions. Mais la jeune chercheuse peut formuler des hypothèses nourries de ses intuitions personnelles. Ces hypothèses ont attiré l'attention d'experts en prévention psycho-sociale en entreprise et du jury du Prix Hera, remis par la Fondation pour les générations futures.

"En ces temps de crise, c'est souvent la peur de perdre son emploi qui pousse les gens à ne pas réagir devant le harcèlement moral de leur collègue. Mais si l'entreprise valorise le fait d'aider un collègue en difficulté, cela peut enlever un poids énorme aux témoins et lever leurs hésitations à intervenir. Qu'un seul se lève et tous les autres suivront, mettant à mal le harcèlement". Soit, mais comment intervenir à bon escient ? "Tout est aidant ! Même de tout petits gestes – aller boire un verre avec la victime – aident à réduire son sentiment de culpabilité, sa perte de confiance, son isolement dans l'équipe… In fine, on peut éviter la psycho-somatisation ou la dépression."

Il reste à poursuivre la démarche scientifique. L'affaire d'un doctorat, qu'Emeline Lucas entame dans quelques semaines. Dans quatre ans, elle sera spécialisée dans cette matière. Mais, déjà, elle rêve de proposer aux entreprises orientées "solidarité" des plans de campagne préventifs contre le harcèlement.


3. Médicaments : des pictos pour mieux se soigner

pictogrammes

Selon une récente étude de la Mutualité chrétienne, près de quatre personnes sur dix, en Belgique, ne disposent pas d’informations suffisantes pour prendre correctement en charge leur santé. Le déficit de compréhension des notices des médicaments est l'une des explications évoquées, particulièrement chez les personnes peu instruites et/ou maniant peu les langues usuelles. De là, l’intérêt du travail de fin d’études en pharmacie de Géraldine Paulus (ULg), récemment primé par le prix Hera de la Fondation pour les générations futures.

Pendant quatre mois, la jeune liégeoise a testé la compréhension de 71 pictogrammes auprès des publics précaires dans le cadre d’un travail scientifique mené par un hôpital canadien, le Children’s Hospital of Eastern Ontario. Bilan : ces pictos – traitant des effets indésirables, de la posologie, etc. – améliorent bel et bien la compréhension du traitement par le patient. Mais à une condition : il faut, en parallèle, une explication orale des professionnels de santé.

Si celle-ci est fournie, la compréhension des pictos passe de 38 à 59% chez les patients dont la scolarité est inférieure à six ans. Et grimpe à 88% chez les patients scolarisés entre six et douze années. "En raison de la grande diversité culturelle des utilisateurs, l’espoir de disposer un jour de pictogrammes universels est un leurre, explique la jeune pharmacienne, en voie de spécialisation en pharmacie hospitalière. Mais, en combinant pictos et explications orales du pharmacien et du médecin, on augmente sensiblement les chances de voir le traitement respecté intégralement "

Ce travail comporte un volet africain. À terme, il devrait aboutir au développement d'un programme informatique permettant à tout médecin de rédiger des fiches de traitement personnalisées, munies de ces pictos. Après le passage du patient par la pharmacie, elles seraient conservées par lui à domicile. Une piste qui, par ailleurs, pourrait réduire le gaspillage.


4. Apprentissage et psychomotricité : tous dehors !

des jeunes s'amusent avec des bâtons dans les bois

Selon le Conseil supérieur de la santé, 54% des hommes et 40% des femmes, en Belgique, sont en surpoids. L'obésité concerne 14% de la population. Au sein de l'association "Tous dehors !", on est bien persuadé que de tels phénomènes peuvent être endigués dès le plus jeune âge et, notamment, à l'école.

Depuis 2013, ces professionnels de l'enfance et de l'éducation réfléchissent à la mise au point d'outils pratiques incitant les professeurs à sortir les élèves de leur classe et à oser l'école dans la nature. Ériger une cabane, traverser une rivière, suivre pas à pas la procession d'une colonie de fourmis : tous ces apprentissages ne sont pas seulement physiques et cognitifs, ils permettent aussi de nouer d'autres types de relations avec les congénères et les adultes.

"Il y a mille autres manières d'utiliser un bâton que pour le combat, s'enthousiasme Dominique Willemsens, animatrice nature et membre de l'association. Dans un simple parc ou au coeur d'une vraie forêt, on lit, on calcule et on mesure différemment qu'à l'intérieur d'un local. Surtout, on vit pleinement avec ses cinq sens."  Fouiller, escalader, gratter... permet aux enfants d'affiner leur psychomotricité, de développer leur personnalité et de tisser leurs propres liens avec le monde extérieur. "Apprendre sa place dans l'espace, c'est apprendre la relation humaine", précise une institutrice spécialisée dans les troubles de l'hyperactivité et du déficit de l'attention.

Las ! Aujourd'hui, les profs qui veulent quitter leur classe sont confrontés à mille obstacles, parmi lesquels les réticences des parents, des directions et des inspections. Sans compter leurs propres appréhensions ("Vais-je savoir 'tenir' mon groupe ?"). Raison pour laquelle, avec la Région wallonne, "Tous dehors", prépare un manuel d'accompagnement destiné aux enseignants de maternelles et de primaires. Objectif : casser le "syndrome du manque de nature" (peurs, décrochage du terroir...). En Scandinavie, ce genre de classes vertes se déroule une fois par semaine sans que personne y trouve à redire.


5. La santé mentale, c’est "Nos oignons"

une brouette pleine de comestibles

D’un côté, ceux qui ont perdu pied, un jour. Et qui, désemparés, sont allés frapper à la porte d’un service de santé mentale ou d'un hôpital psychiatrique. De l’autre, des agriculteurs et des maraîchers bio ou non-conventionnels (agriculture raisonnée, circuits courts…). "Pourquoi ne pas rapprocher ces deux formes de marginalité ?", s’est dit, un jour Samuel Hubaux, travailleur social dans un centre de jour bruxellois. Pas pour faire joli, ni original. Pas même pour permettre au premier groupe de s’insérer à tout prix sur le marché du travail.

Mais pour lui donner une chance de se reconstruire, de retrouver confiance en lui et de redevenir acteur de sa propre vie. "En entrant en contact avec ce type de cultivateurs plutôt considérés positivement par la société, les bénéficiaires peuvent réaliser que la marginalité n’est pas nécessairement source de stigmatisation ni de rejet. Et, de là, changer leur regard sur eux-mêmes." Le choix de l’agriculture n’est pas anodin : le travail de la terre est scandé par divers rythmes naturels et humains, difficilement contournables. Autant de moyens pour restructurer son temps, se projeter dans l’avenir, renouer avec un sentiment d’utilité.

Depuis 2012, le projet se concrétise sous la forme d’un échange de services. L’agriculteur met son matériel, son terrain et son expérience à la disposition des bénéficiaires. Qui eux, en groupe ou en solo, viennent lui prêter main forte selon une convention écrite et s’en retournent chez eux avec des légumes. Et ça marche ? Oui. Quatre maraîchers du Brabant wallon et trois services psychiatriques ou leur antenne (1) collaborent aujourd’hui sous l’égide de l’ASBL "Nos Oignons". Près de 35 personnes sont déjà passées par l’un des potagers collectifs concernés. Plusieurs ont repris une activité régulière. À tel point que la Région wallonne étudie aujourd'hui la possibilité de financer cette forme d’"agriculture sociale" si présente dans les campagnes d’autrefois. Et que d’autres secteurs (aide à la jeunesse, handicap, insertion socio-professionnelle…) pourraient, un jour, rejoindre le mouvement.


6. Des scénarios pour améliorer le bien-être des aînés

Floreffe vue du ciel

"Quelles mesures durables pourraient être prises dans ma commune – Floreffe – pour lutter contre l'isolement social des aînés et promouvoir les activités intergénérationnelles ?" Cette question, Claire Vanderick, en a fait l'objet de son mémoire de Master en Sciences de la santé publique (ULg), récompensé par le prix Hera de la Fondation pour les générations futures.

La chercheuse a utilisé la méthode de "l'atelier-scénario". Première phase : établir un état des lieux de Floreffe et "balayer le champ des possibles". Claire Vanderick s'est notamment entretenue avec une cinquantaine d'acteurs de la vie locale : conseillers communaux, soignants, membres d'associations d'aînés, représentants d'institutions médico-sociales… "J'ai garanti l'anonymat à chacun. La parole s’est exprimée librement et a été riche d'enseignements."

Confronté à la littérature scientifique, ce matériau lui a permis de lister sept scénarios vers un changement durable dans la commune : bien vivre chez soi, offrir un lieu d'accueil aux aînés, créer une plate-forme de promotion de la santé, améliorer le cadre de vie,promouvoir les échanges entre les générations, etc. À chaque scénario correspond un éventail de stratégies et de mesures concrètes.

Elle a ensuite dévoilé cet énorme travail aux acteurs de terrain lors de séances collectives. "L'idée était que les participants aboutissent, par des échanges constructifs, à partager une vision commune. Et à envisager l'adoption de stratégies d'actions". Le rôle de la chercheuse s'est arrêté là, ce qui relève de la décision politique ou de l'action sociale et sanitaire ne lui appartenant plus. Mais de son avis-même, l'enthousiasme des participants a permis d'insuffler une réelle dynamique. "L'atelier-scénario est un formidable outil d'aide à la décision et à la mobilisation collective. Il sous-tend une approche communautaire profondément démocratique. Par ses aspects pragmatiques et opérationnels la méthode est enthousiasmante : elle cherche à rendre au citoyen son pouvoir d’action et à le placer comme acteur de changement là où il vit."


Des acteurs d'une lucidité étonnante

Auteure de Moins de biens, plus de liens (1), Emeline De Bouver, doctorante en sociologie politique à la Chaire Hoover et au CriDIS (UCL), est une spécialiste de la transition, dont elle livre ici un décryptage.

Photo d'Emeline De Bouver

En Marche : Ce qui se réclame aujour d’hui de la "transition" n’est-il pas une nouvelle appellation pour un tissu associatif déjà ancien et foisonnant ?

Emeline De Bouver : Pas complètement. Le mouvement de la transition trouve certes ses racines dans l’économie solidaire, l’écologie politique, le féminisme, etc., qui ne datent pas d’hier. La continuité est donc indéniable. Mais ce qui est neuf, c’est le contexte dans lequel il se développe : la crise économique, financière, énergétique et, surtout, écologique. On réalise pleinement, aujourd’hui, que la planète dispose de ressources naturelles limitées. L’époque où il suffisait de produire davantage et d’ensuite redistribuer au plus grand nombre est révolue.

Les acteurs de la transition sont, à ce sujet, d’une lucidité étonnante. La crise écologique n’étant pas près de s’essouffler, on aurait tort d’y voir un effet de mode ou de miser sur un essoufflement. Mais cette notion de limite est aussi humaine : voyez l’augmentation impressionnante des cas d’épuisement professionnel. Dans ce sens, la transition rejoint par exemple le combat d’une bran che du féminisme : intégrer la vulnérabilité à notre conception de l’humain et de la planète.

EM : Ce souci d’agir sans tarder ne comporte-t-il pas un double risque ? Rejeter l’action politique et marginaliser les mouvements sociaux traditionnels ?

EDB : Cela dépend très fort des individus. La plupart des acteurs de la transition restent très attachés aux enjeux globaux tout en agissant localement (par exemple dans des groupements d’achat en commun) et sont d’ailleurs impliqués dans les arènes traditionnelles : politiques, syndicales, communautaires, etc. La tentation du rejet global du politique est faible. La transition peut au contraire constituer un puissant moyen de renouer avec la "chose politique".

En effet, au lieu de se résigner devant les crises, ses acteurs décident de se mobiliser à leur niveau, sans attendre. Les premiers résultats sont généralement limités, certes, mais ils redonnent confiance. Ils peuvent galvaniser acteurs et observateurs pour faire tache d’huile et ouvrir d’autres objectifs. Or, l’hétérogénéité du mouvement garantit pour le moment sa vitalité. S’y côtoient et sont débattues diverses façons de remettre en question les dogmes capitalistes, qui poussent à produire et à travailler toujours plus, etc.

EM : Ce mouvement n’est-il pas traversé par des tensions, des oppositions ?

EDB : J’en vois deux, au moins. Primo, pour construire les choses au niveau local et tisser des solidarités, il faut du temps. Or, les crises créent une urgence incontestable. Comment, dans ce contexte, rester cohérent par rapport à la quête de bien-être et aux valeurs ? On ne peut pas en même temps prôner davantage de solidarité, de convivialité et de justice pour la société et, parallèlement, s’épuiser dans des engagements qui seraient non durables pour les militants car ils les mèneraient au burnout et au découragement.

Secundo, ce n’est pas parce qu’ on est actif dans la transition qu’on n’adopte pas des comportements quelque peu frénétiques, qui reproduisent la logique capitaliste. Par ex emple, surconsommer du bio et du "green" ou sombrer dans la surmédication naturelle (surconsommation de compléments alimentaires ou de médicaments à base de plantes), etc. Le mouvement de la transition doit apporter une réponse plus élaborée à cet élan existentiel du "toujours plus", qui ne traduit rien d’autre qu’une aspiration à l’infini, l’illimité, l’immortalité. Si cette question n’est pas mise en débat, elle risque, à terme, de parasiter les engagements.


Pour en savoir plus ...

Fondation pour les générations futures : 081/22.60.62 • www.fgf.be  • Association 21 : 02/893.09.40 • www.associations21.org.