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Populismes : un enjeu démocratique

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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Il ne faut pas être président des États-Unis, de Russie, de la République des Philippines ou d'un parti nationaliste flamand pour exprimer des propos qui choquent, et qui, malgré leur violence, résonnent dans les esprits d’un nombre croissant de citoyens que nous sommes. Donald Trump est différent de Vladimir Poutine, comme l'est Rodrigo Duterte de Bart De Wever ou d'un quidam déversant son fiel sur Internet. Leur point commun, néanmoins : leurs discours ont des caractéristiques populistes, selon Alain Eraly, docteur en sciences sociales et professeur à l'Université libre de Bruxelles (ULB). Parcourons les…

Caractéristiques

"Make America great again" ou la vision rêvée de l'Amérique d'antan par Trump illustre l'idée que "c'était mieux avant". Le conservatisme est une des bases des discours populistes, comme la victimisation ("Nous sommes victimes des élites") qui souvent va de pair avec un saupoudrage de nationalisme : peuples, territoires, fierté nationale… La Belgique l'a constaté lors de la crise de l'accueil des migrants. Sur le Net étaient tenus des propos tels "l'islam menace notre histoire", et dans les médias, des discours, comme celui de Bart De Wever : "C'est les migrants ou la sécurité sociale".

L'autoritarisme aussi caractérise ces discours, comme le culte de leaders garantissant la sécurité de la nation. Et des discours anti-mondialisation, anti-Europe… pullulent pour dénoncer le pouvoir des institutions financières, du marché, propageant de fausses bonnes idées.

Le langage se fait plus "vulgaire", moins élitiste, moins intello. Il faut "dire tout haut ce que d'autres pensent tout bas". Dans la logique des populistes, dire le "vrai" suppose le parler vulgaire, rude, sans nuances… au nom de leur vérité subjective, de stéréotypes. Par ce biais, ils atteignent deux objectifs : dégager une image de sincérité pour capter l'attention des médias. Qu'importe si leurs discours sont outranciers, sinon carrément mensongers, pourvu qu'ils soient sincères.

Enfin, dans les discours populistes, la complexité propre au travail politique est minimisée. "Il n'y a qu'à construire un mur entre le Mexique est les États- Unis", "Il n'y a qu'à éliminer tous les revendeurs et les consommateurs de drogues", "Il n'y a qu'à refouler les migrants à la mer"… Celui qui porte ces propositions est généralement celui qui se présente aux suffrages.

Pourquoi ça résonne ?

Pourquoi certaines personnes sontelles sensibles à ces discours ? "Plusieurs raisons l'expliquent, dont la perte de légitimité du politique, analyse Alain Eraly. Cette crise se manifeste selon trois formes typiques : le désintérêt pour la chose publique jugée compliquée et rébarbative, la défiance, propre à la démocratie, à l'égard des décideurs, de la classe politique, des médias, des institutions démocratiques soupçonnées de collusion, et, plus important, la rancoeur. Une rancoeur profonde à l'encontre des politiques." Certains citoyens se sentent "trahis". En cause : le retentissement des scandales à répétition qui s’étalent dans les médias, mais aussi notre "besoin" de croire à la vénalité de nos responsables. "Le citoyen s’indigne et condamne d’office, il ferme la porte de son esprit et se rend insensible aux justifications. Un soupçon de détournement d'argent ? Intolérable ! Le même commerçant qui passe en noir la moitié de son chiffre d'affaires s'offusque lorsqu'un ministre part en vacances avec sa voiture de fonction." C'est là un des moteurs du populisme : un ressentiment profond, chronique, que les citoyens tiennent à pouvoir exprimer.

Les discours populistes résonnent aussi particulièrement auprès de certaines personnes sensibles à la culture victimaire. "Il y a une sorte de préjugé du malheur : malgré toutes les améliorations qu'apporte notre époque (richesse, violences en baisse…), certains ont besoin de se plaindre, posent a priori que la situation se dégrade, ne sont sensibles qu’aux problèmes et ignorent les évolutions positives."

Des raisons historiques justifient aussi l'attirance pour les idées populistes. Depuis la fin du 19e siècle, le rôle de l'État a connu une croissance incroyable. Il intervient dans la santé, l'éducation, la mobilité… L'augmentation de son budget a pour conséquence de créer chez les gens des attentes qui ne pourront pas toujours être rencontrées.

En outre, l'ouverture de nouveaux droits par le politique fait apparaître ce qu'Alain Eraly appelle le "droit-créance", soit le sentiment que les citoyens vivent comme des "ayant droit". Résultat : ces derniers se centrent davantage sur eux-mêmes que sur la collectivité.

D'autres facteurs interviennent, comme le refus d'admettre la rareté des ressources publiques; l’extension de la suspicion relative à l’usage des moyens publics qui croît en même temps que l’État se déploie dans une constellation d'organismes nécessaires à sa gestion (organismes d’intérêt public, intercommunales…); l'anxiété des citoyens face à l'impuissance des gouvernements à gérer les problèmes d'un pays à l'heure des marchés mondialisés ; la crise du rapport au collectif à l'heure de l'individuation…

Médias et réseaux sociaux

Depuis l'apparition des réseaux sociaux, les propos populistes se répandent, ils ont pris une ampleur inégalée. Sur Facebook, Twitter, dans les espaces que la presse en ligne dédie aux réactions des lecteurs se déverse une véritable dysenterie verbale. Tout peut être dit, partout, sans devoir répondre de ses paroles. "D'un point de vue anthropologique, souligne le professeur, perdre la responsabilité de ses propres paroles ne peut qu'avoir des conséquences importantes sur la nature de l'espace public."

Voici quelques décennies, seulement quelques journaux et un nombre restreint de chaînes de télévision et de radios informaient les Belges. La communauté était ainsi exposée aux mêmes messages diffusés par les personnalités publiques : l’espace public était certes conflictuel, mais cohérent. Aujourd'hui, l'offre médiatique est presque infinie, elle permet à des citoyens de vivre dans leur bulle virtuelle, de ne parler qu’à leurs semblables sur Internet, de ne s’exposer qu’à des informations qui confirment leurs croyances. Internet fragilise en quelque sorte notre monde commun.

Enfin, on mentionnera "l'infobésité", cette maladie dont souffrent les gens hyper-connectés : la profusion d’information en continu finit par empêcher la réflexion ; plus ils sont au courant, moins ils comprennent. "Cette perte de distance critique rend les citoyens plus vulnérables aux théories du complot, indique Alain Eraly. On glisse vers la vérité subjective : j'estime être vrai ce qui fait écho à mes émotions."

Comment contrer le populisme ?

"La famille est un lieu où doit être construite une parole raisonnée et raisonnable, suggère Alain Eraly. Il convient aussi de s’interdire de manquer de respect à ceux qui profèrent ces discours car ils se sentent d’autant plus méprisés, dévalorisés. S'interroger sur cette société du mépris est un bon début : accueillir sans juger ces croyances, essayer d'en parler rationnellement. L'école est le lieu où les jeunes confrontent leurs avis et sont éveillés à la citoyenneté, comme les organisations de jeunesse…"

Quant aux nouveaux médias, même si c'est complexe, le professeur fait le voeu de les voir contrôlés par une "police des réseaux sociaux". "Il faut signifier que tout n'y est pas permis et que des sanctions sont possibles."

Enfin, la balle est aussi dans le camp des politiques qui doivent s'imposer un devoir de sobriété : "s'interdire les réseaux sociaux, la politique-spectacle et l’exhibition de son intimité, quitte à être moins présents dans les médias…"

Énéo aborde la question

Au mois de mars, le mouvement social des aînés rassemblait ses volontaires pour débattre des populismes.

Objectif : les outiller pour couper court aux idées trop courtes.

Énéo organise des loisirs actifs (marches, ateliers créatifs…) à destination des 50 ans et plus. Mais pas que… Il encourage aussi ses membres à devenir des Cracs (citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires) en exprimant leurs avis sur des enjeux de société (la marchandisation des soins, le marketing visà- vis des aînés, les préjugés dont souffrent les seniors…). Le mouvement les relaie ensuite à travers des campagnes, mémorandums, actions collectives…

"Depuis 2014, nous avons investi la question du faire et vivre ensemble et du multiculturalisme, évoque Anne Jaumotte, chargée de projets. Nos groupes voulaient con naître l'islam, le monde musulman, aller à la découverte de l’autre. En 2015, une journée était consacrée à la question des immigrés et des réfugiés. L'année suivante, des volontaires d'Énéo témoignaient de leur implication dans des écoles de devoirs, des centres d'accueil pour réfugiés…" Et puisque le sujet de la migration est difficile et d'actualité, qu'il demande des changements de mentalité importants, qui plus est dans un contexte sécuritaire, des rencontres régulières sont organisées sur ce thème.

Pourquoi une journée sur les populismes ?

"Il nous est parvenu que des propos choquants étaient tenus par des participants à nos activités. Nous voulons aujourd'hui outiller nos volontaires d'arguments pour nourrir le débat." Une aide utile et nécessaire car certains voient les migrants comme des envahisseurs, les accusent de voler les emplois de leurs petits-enfants, de confisquer l'aide que nous devrions accorder à "nos" pauvres. "Il faut entendre et écouter leur insécurité, leurs peurs, les émotions que cela suscite pour mener ces gens ailleurs, précise Anne Jaumotte. Certaines personnes se méprennent sur les enjeux véritables de ces questions brûlantes et pourraient devenir des forteresses plus qu'une passoire à idées. Cela demande attention, accompagnement et réflexion permanents."