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Mai 68 : 50 ans, déjà !

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© MAXPPP Belgaimage
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Mathieu Stassart

Mathieu Stassart

En Marche : Comment expliqueriez-vous Mai 68 à un jeune de 20 ans ?

Jean Vogel : Donner une explication globale des causes qui ont provoqué Mai 68, c'est une démarche impossible. Par contre, certains éléments aident à comprendre ce que ça a pu représenter. La société occidentale des années 60 apparait comme une société parfaitement huilée. On vit la fin − mais à ce moment personne ne le sait encore − des Trente Glorieuses, soit d'une élévation progressive et ininterrompue du niveau de vie de la grande majorité des ménages. Durant cette période subsistent peu de conflits sociaux. En Belgique, à part la grève générale de l'hiver 60-61, on n'assiste pas à de grands affrontements entre le monde du travail et le capitalisme. Les tensions sont externes. Les gens manifestent plutôt contre la guerre du Vietnam. Le discours ambiant − dans tous les domaines − demeure parfaitement lisse et ripoliné. Certains, comme le philosophe français Raymond Aron, défendent l'idée d'une convergence des sociétés industrielles dans la prospérité. On a alors l'impression d'être sur des rails, sur un escalier roulant... Dans ce contexte, Mai 68 représente d'abord l'inattendu de l'événement, une espèce d'explosion imaginaire de révoltes en tous genres. Cela part de la contestation étudiante, prolongée en France par une grève ouvrière, qui capte un peu tout le monde. Dans les assemblées qui se constituent alors, les personnes les plus improbables (clochards, personnes atteintes de maladies mentales) viennent exprimer ce qui se passe, parfois de façon complètement irrationnelle. Les discours qu'on n'entendait jamais, qui étaient refoulés dans les caves, les catacombes, remontent à la surface. Deuxième aspect important : les gens se mettent à parler entre eux, à communiquer au sens réel. Car déjà à l'époque, dans les grandes villes, à Paris par excellence, les gens ne s'adressaient plus spontanément la parole.

EM : Comment cela s'est-il passé en Belgique ?

JV : Au moment même, le mouvement s'est cantonné à l'université et quelques hautes écoles comme La Cambre ou l'Insas… En Belgique, les événements de Mai 68 ont avant tout donné lieu à une résonance ultérieure. À partir de 69, des usines ont connu, durant quatre ans, une vague de grèves spontanées menées sans l'aval des syndicats, voire même contre leur volonté. Des travailleurs étrangers, de jeunes ouvriers ont essentiellement mené ces protestations… avec un esprit d'au toorganisation, de revendi cation égalitaire. Leurs objectifs : changer des aspects importants de l'organisation du travail, comme la hiérarchie des salaires par exemple. La Flandre a connu deux mouvements très massifs : la grève des mineurs du Limbourg en janvier-février 1970 et les grèves des dockers à Anvers et à Gand au printemps 1973. Dans la région bruxelloise se sont déroulées des grèves à Citroën, Michelin... La Wallonie, frappée par la désindustrialisation, a vécu les choses de plus loin.

EM : Y a-t-il une spécificité belge ?

JV : Le mouvement des étudiants à Louvain. Celui-ci précède en fait Mai 68. Il commence en 67 et culmine en février 68. L'effet immédiat de ce mouvement, c'est la séparation de l'université de Louvain, la création de l'UCL, de Louvain-la-Neuve, etc. Le mouvement a aussi entrainé la chute du gouvernement conservateur de l'époque et le retour des socialistes au pouvoir. Ils ont proposé un programme plus réformiste, de reprise, d'intervention publique dans l'économie… On a également observé un bouillonnement culturel et moral dans les universités, les lycées, les structures artistiques. Au-delà, on peut situer à ce moment le basculement de la Belgique vers un État fédéral. Chez les chrétiens et les socialistes, on voit alors éclore une nouvelle génération d'hommes politiques acquis aux idées fédéralistes.

EM : Comment décrire les motivations des étudiants de Louvain ?

JV : Il y avait une aile nationaliste flamande dont on se rappelle le slogan "Walen buiten" (les Wallons dehors) ainsi qu'une aile plus importante et plus à gauche, qui avait transformé le "Walen buiten" en "bourgeois buiten". Cette deuxième aile désirait transformer le caractère élitiste de l'Université, l'ouvrir au peuple. C'est de là qu'un mouvement comme les maisons médicales tire ses origines. Des étudiants en médecine de l'université de Louvain ont décidé de ne pas pratiquer la "médecine de papa", c’est-à-dire envisager la médecine comme profession néo-libérale. Ils ont cherché des formules alternatives.

EM : Certains discours font remonter la naissance de l'individualisme à Mai 68. Comment l'expliquez-vous ?

JV : Aujourd'hui, on fait face à un discours – surtout à droite mais parfois aussi à gauche – qui associe Mai 68 à la naissance du chacun pour soi, de la culture de l'hédonisme, de la jouissance sans entraves, du refus de toutes règles, y compris celle de la sociabilité élémentaire. Ce type de discours me semble complétement déconnecté des processus historique et culturel effectifs. L'individualisme – au sens du chacun pour soi – n'est pas né avec Mai 68. En réalité, il est apparu douze ans plus tard, avec le passage à la période néo-libérale, sur les plans économique et politique. C'est l'esprit des années 80. À partir de ce moment-charnière, un tournant s'est opéré. On pouvait le sentir presque physiquement, si j'ose dire. Y compris chez certains qui avaient fait 68. Une partie d'entre eux changeait complétement. Ce n'était pas seulement qu'ils se rangeaient, qu'ils cherchaient à se faire de l'argent. Au-delà de tout cela, leur vision du monde et des autres se modifiait. La réussite était valorisée, et tant pis pour les losers. Le néo-libéralisme a récupéré certains thèmes de 68 : "profite de l'instant", "pourquoi attendre demain si on peut jouir aujourd'hui", etc. Soit une culture du présentisme, de l'instantanéité, mais mise au service d'une vision de la société totalement contraire à celle de 68. Qui, elle, était fraternelle et solidaire.

EM : Mai 68 nous a-t-il laissé un héritage ?

JV : On en a gardé une méfiance par rapport à l'autorité et l'autoritarisme. Aujourd'hui, quelqu'un qui dirait "c'est comme ça parce que j'ai tel âge, telle fonction, tel titre…", ça ne passe plus.

On remet également en cause les hiérarchies sociales. Le fait qu'elles existent depuis longtemps, qu'elles se reproduisent de générations en générations… ne leur confère pas de légitimité.

La question "de quel droit avez-vous ce pouvoir, ces privilèges ?" est désormais audible. Elle n'appartient plus seulement à des personnes considérées comme marginales ou dangereusement subversives. Cette évolution se marque également par rapport à la classe politique. Les gens ne se laissent plus impressionner. Ça peut parfois − et je ne le souhaite pas − prendre la forme du "tous pourris". Mais l'homme po litique ne se trouve plus, désormais, dans une position de notable devant lequel tout le monde fait chapeau bas, sans se poser de questions. À mon sens, d'autres choses négatives sont apparues, comme la création médiatique et télévisuelle de personnalités : Emmanuel Macron, par exemple. Ce n'est pas forcément un progrès mais ce n'est pas le même type de relation. On vend une image dont les gens peuvent être dupes. Mais cela n'équivaut pas à un ensemble de rapports sociaux figés et immuables.

EM : Quelles sont les ruptures avec la pensée de 68 ?

JV : Le rapport à la politique a changé. Même chez ceux pour qui la politique conserve de l'importance, elle ne détient plus toutes les clefs. Dans les discours soixantehuitards transparaissait une grande méfiance vis-à-vis du communisme institué de l'Union soviétique. Mais il subsistait la recherche d'un discours idéologique de remplacement globalisant. Les plus pointus allaient chercher ce discours du côté du trotskisme, du maoïsme… Aujourd'hui, on considère les grands discours comme piégeants. Le rapport à la politique s'est fait plus pragmatique. On y croit moins. On se trouve davantage dans l'idée d'un changement de société par tâtonnements, par essais-erreurs. Depuis dix ans, le capitalisme mondialisé se trouve dans une série d'impasses qui s'aggravent. On perçoit une volonté d'un changement radical de la société, de la fonction de l'économie… joint à une prise de conscience environnementale. Par contre, les gens ont plus de mal à imaginer concrètement la forme que prendrait ce changement. On arrive très bien à décrire ce qu'on ne veut plus, sans pour autant pouvoir esquisser très précisément par quoi le remplacer.