Droits des patients

Bien coopérer, bien manger

6 min.
© Matthieu Cornélis
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Il est 4h55 à Brooklyn, New-York. Un camion est à l'arrêt dans la nuit encore noire. Quelques coopérateurs matinaux échangent le chargement contre des cageots vides. Puis les produits frais sont acheminés dans le supermarché pour être mis en rayons. Une fois le magasin ouvert, les clients fourmillent et se faufilent avec dextérité dans d'étroites allées. Debout sur un tabouret, une coopératrice oriente les acheteurs vers les produits qu'ils cherchent mais ne trouvent pas. Une caissière débutante questionne une cliente : "C'est quoi, ça ?", avec dans la main un fruit qui a tout d'un cédrat. "Une main de Bouddha, répond la cliente. C'est un agrume absolument génial. Il est trop cool !"

Le décor dressé, Tom Boothe, réalisateur du documentaire Food Coop (1), donne la parole à un couple de coopérateurs de Park Slope : "Le supermarché coopératif est ouvert uniquement à ses membres mais tout le monde peut le rejoindre en achetant une part. Ceux qui y font leurs courses doivent travailler 2h45 tous les mois. Une équipe d'employés payés coordonne le travail des membres, et puisque 75% du travail est réalisé par les coopérateurs, les prix sont très bas."

"La Coop représente un nouveau système économique. Ce pays va s'écrouler si ce genre de système ne prend pas."

"La plus belle expérience sociale"

Dix membres furent à l'origine de la Food Coop en 1973. Aujourd'hui, leurs rangs en comptent 17.000. Donc 17.000 travailleurs et autant de propriétaires. Son chiffre d'affaire – plus de 50 millions de dollars – permet à 80 personnes d'y être embauchées pour assurer la coordination du projet.

"Travailler ici, c'est comme avoir gagné au Lotto, témoigne une employée rémunérée. Aux États-Unis, aujourd'hui, c'est incroyable ! C'est la plus belle expérience sociale de ce pays." Les conditions de travail font partie intégrante du modèle : le salaire d'entrée équivaut à trois fois le Smic de l'État de New-York, et les avantages ne sont pas négligeables : assurance-maladie, retraite, congés payés… "La Coop représente un nouveau système économique, affirme un coopérateur quinquagénaire. Il faut que ça marche parce que ce pays va s'écrouler si ce genre de système ne prend pas."

De la qualité pour tous

La qualité des produits est extraordinaire. L'avis est unanime. "Les acheteurs de Park Slope travaillent avec des fermes familiales et des coopératives locales, explique une cheffe-pâtissière qui ne se fournit que dans ces rayons. Il y a une rotation rapide des stocks, pas besoin de vérifier les dates de péremption, il y a rarement des pertes !"

Certains clients cumulent d'ailleurs les modes de transport, assumant parfois deux heures de route pour acheminer chez eux les denrées si appréciées. Tant la qualité des aliments que leur prix justifient leur effort. Démonstration face caméra… D'un côté, des produits achetés au supermarché coopératif de Brooklyn. De l'autre, des produits similaires provenant d'une banale grande surface. Le pain de Park Slope : 4,30 dollars. 6,99 en grande surface. Le gruyère : 14,41 dollars la livre ici contre 21,99 là-bas. Les poivrons : 2,43 dollars la livre contre 4,99 dans la grande distribution.

"Au total, explique celle qui se prête à l'exercice, nous économisons 126 dollars par quinzaine, environ 250 dollars par mois, 3.000 par an. C'est considérable !"

Rétribuer équitablement les producteurs est aussi une priorité. Si bien qu'un des plus importants fournisseurs ne fixe plus le prix de ses produits sur ses factures. Il fait confiance à Park Slope pour déterminer le juste prix pour les deux parties.

Le plus précieux

"Nous étions contre le 'capitalisme monopoly' et l'idée que nos vies étaient de plus en plus contrôlées par quelques institutions, se rappelle Joe, un des fondateurs de la première heure. On ne voulait pas que le profit généré par nos achats parte ailleurs."

Leur intuition : si une connexion forte existe entre les coopérateurs et leur supermarché, le projet a des chances de réussir. "Comment créer un lien tendu ? En demandant aux gens de donner un peu de ce qu'ils ont de plus précieux dans leur vie : du temps sur terre. Ça marche parce que nous sommes des animaux sociaux prêts à coopérer."

40 ans après, la coopération est toujours le moteur de Park Slope. Dans un Brooklyn en pleine gentrification, il reste un îlot préservé où règne une vraie mixité sociale, culturelle et économique. Une très mauvaise nouvelle pour la grande distribution et l'agriculture productiviste.


De New-York à Schaerbeek

La région bruxelloise verra bientôt naître le premier supermarché coopératif, participatif et à but non lucratif : Bees Coop. Dans la même veine que Park Slope…

Comme à Brooklyn, ses membres sont propriétaires, travailleurs et clients. En résumé, en souscrivant à une part, chaque coopérateur devient propriétaire de la coopérative et décide de l'organisation et des orientations de son supermarché lors des assemblées participatives. En outre, il s'engage à travailler trois heures par mois au sein du magasin. Puis il pourra se fournir en produits alimentaires, d'hygiène et d'entretien à prix réduits.

L'idée séduit ! En janvier 2016, Bees Coop comptait 100 premiers coopérateurs. Un an plus tard : 1.100. Un succès fulgurant qui s'explique par "une communication bien rôdée" et un bon timing : "On arrive au bon moment, indique Quentin Crespel, co-fondateur du projet. Les gens se posent vraiment des questions par rapport à l'alimentation pour des raisons de santé, d'environnement, de scandales alimentaires…"

Les membres de Bees Coop sont clients, travailleurs et propriétaires du supermarché coopératif.

À la croisée des enjeux

"Au sein du Réseau Ades (Réseau pour des alternatives démocratiques, écologiques et sociales) nous voulions bâtir un projet concret qui lie les aspects économiques, sociaux, politiques et environnementaux, poursuit-il. Beaucoup de ces enjeux interviennent dans un projet de supermarché : qui a fabriqué les articles dans mon caddie ? Dans quelles conditions ? Où va l'argent ? Quelle plus-value financière ? …"

Séduits par l'initiative new-yorkaise de Park Slope, ils décident de s'en inspirer… "On va réussir à créer un sentiment de communauté, on va rémunérer correctement les producteurs, proposer une alimentation de haute qualité à des prix accessibles pour tous, y compris ceux qui n'ont pas accès à ces produits aujourd'hui."

Un premier maillon

Bees Coop ne s'arrêtera pas à la gestion du supermarché coopératif situé rue Van Hove à Schaerbeek. Du moins, ils l'espèrent ! "Bees est une première pierre pour aller ensuite vers d'autres projets : repenser la logistique urbaine, établir des partenariats durables avec des producteurs, avoir des plans de culture avec des maraîchers, investir dans des outils de transformation et les mutualiser…" Et d'expliquer qu'une chaîne peut être amorcée, maillon après maillon, pour construire des alternatives durables aux valeurs humanistes.

Parmi toutes ces bonnes intentions, reste un enjeu de taille : la mixité des publics. "Pour l'instant, ce qu'on observe dans le 'labo market' (la phase expérimentale) c'est la mixité générationnelle du projet. Une diversité économique est aussi bien présente. Mais on a pas encore réussi à toucher les Polonais, les Turcs ou les Marocains du quartier", concède Quentin Crespel. Mais les Bees sont en chemin pour y parvenir… Des collaborations sont engagées avec des acteurs-relais des ASBL de Schaerbeek. Objectif : trouver les mots adéquats pour parler du projet auprès de ces publics.

Autre preuve de volontarisme : trois chercheurs questionnent l'accès à l'alimentation saine et durable pour les publics issus de la diversité sociale et culturelle. Une recherche-action impulsée par Bees Coop et soutenue par l'Institut bruxellois pour la recherche et l'innovation (Innoviris).


Étienne Verhaegen : "Ne culpabilisons pas les gens !"

Chargé de cours invité à l'UCL, chercheur sur les questions agricoles, il a consacré sa thèse de doctorat aux systèmes agro-alimentaires alternatifs. Halte au prosélytisme !

En Marche : Park Slope, Bees Coop… ont-ils les moyens de transformer le modèle agroalimentaire dominant ?

Étienne Verhaegen : On ne peut pas nier qu'il y a une forte demande pour ce type d'initiatives. La part des achats dans les filières classiques reste très largement dominante. Le nombre d'agriculteurs continue à plonger et ceux qui alimentent les filières courtes (de type GAC ou Amap) ne sont qu'une poignée, tout au plus 2%. Ce sont donc deux tendances contradictoires : des consommateurs sont prêts à investir du temps et de l'argent pour une alternative, mais les tendances lourdes restent puissantes. Sans compter la récupération car les grandes surfaces déploient aussi des messages marketing sur le localisme. Ce qu'on constate, toutefois, c'est la volonté plus clairement affirmée de ces initiatives de s'articuler sur le paysage institutionnel.

EM : Pour être soutenus par l'associatif et les pouvoirs locaux ?

EV : Voilà ! Il y a quelques années, on sentait une certaine méfiance vis-à-vis des pouvoirs publics. Les initiateurs de systèmes alternatifs craignaient d'être "attrapés" par la législation du travail, la fiscalité, des nouvelles normes… Aujourd'hui, Bees Coop s'associe par exemple avec la Région bruxelloise pour élargir son public. Ils ont compris qu'ils gagnent à collaborer avec les institutions.

EM : Bees Coop, avec ses caractéristiques "participatif", "coopératif", "sans but lucratif", est-elle préservée d’une récupération par la grande distribution ?

EV : Je le pense. Notamment parce qu'elle contribue à sortir de l'échange purement marchand. Elle amène à transformer nos rapports aux produits, à la monnaie, au travail. C'est un système autogéré avec une grande transparence, où les décisions sont prises collectivement.

EM : Autre risque : n'être sexy que pour les publics sensibles à la cause. Et donc participer à une re-stratification sociale de la consommation alimentaire…

EV : À Bees Coop, il y a une étiquette, un capital culturel et social qui peut constituer une barrière. Son projet de recherche est néanmoins intéressant pour élargir son public. Mais attention : il faut éviter de faire du prosélytisme en affirmant que tout le monde doit aller vers ce type de consommation. Ne culpabilisons pas les gens en établissant les "bons" et les "mauvais" consommateurs. Faire partie d'un groupe d'achats commun ou être coopérateur ne sont pas les seules options pour s'inscrire dans une consommation plus durable.

Pour en savoir plus ...

>> Sortie en salles le 15 mars • Séance-débat le lundi 20 mars à Bruxelles (Flagey) en présence des coopératives Bees Coop, L'épi et Bloum Forest.