Vivre ensemble

Bains publics : la dignité pour tous

6 min.
© M. Cornélis
© M. Cornélis
Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Quatre marches, un couloir carrelé jaune pâle. À l'accueil des Bains du centre, Viviane ("Vivi caisse", disent les collègues) distribue les tickets pour accéder au bassin de natation et aux douches publiques. Les personnes désireuses de se laver, elle les oriente vers sa collègue, elle aussi prénommée Viviane ("Vivi douches"), occupée à entretenir les lieux. Au mur, des affiches interdisent dans les cabines la nourriture, les cannettes, les bagages et… le lissage de cheveux. Sur la table à l'entrée : une paire de gants verts en latex, une tasse vidée de son café, un flacon de gel désinfectant et déjà une quinzaine de tickets d'entrée, trois quarts d'heure après l'ouverture.

Un service nécessaire

Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. En tout, 35 cabines de douches, des toilettes, un sèche-cheveux fixé au mur. Les portes de métal claquent, les verrous se ferment, les pommeaux de douche crachent de l'eau chaude, des gorges se raclent. Ici, l'intime devient parfois public. Une douche coûte 2,50 euros et 1,40 euro la location d'une serviette. "Si les clients viennent sans savon ou shampoing, je peux les dépanner, indique Viviane. C'est très difficile pour certains. Il faut bien se rendre compte que la moitié de la clientèle est sans-abri. Mais je dois mettre des limites sinon on ne s'en sort pas ! Je leur indique qu'ils peuvent acheter des serviettes en seconde main à 50 centimes au marché de la place du Jeu de balle, à deux pas d'ici. Ça leur revient moins cher."

"Quand j'ai commencé ce travail il y a six ans, c'était très dur, se rappelle-t-elle. Je trouvais du sang dans les cabines de douche, des poils rasés sur les murs, des défections dans des sacs en plastique pendus à la barre de douche… Puis j'ai décidé de me faire respecter." Viviane scrute, dirige, interpelle les usagers pour que les lieux restent propres et fréquentables. De sorte que la clientèle puisse bénéficier du service dans de bonnes conditions. "Il faut dire que c'est un service nécessaire. Surtout à l'époque actuelle parce qu'il y a plus de pauvreté, de gens à la rue… Un homme vient ici tous les jours mais n'a pas de vêtements de rechange. C'est important pour lui de se laver mais il n'a d'autre choix que de se glisser dans les mêmes vêtements sales. Il empeste mais c'est pas de sa faute…"

Rare moment de confort

La facture d'eau mensuelle fait-elle tourner de l'oeil le directeur des Bains du centre ? "Nous n'avons pas de compteur propre aux douches sociales et à la piscine, indique Jean-Louis Servais. Mais il est clair que le prix demandé ne couvre qu'une partie très symbolique du coût réel de ce service aux habitants. Des habitués du quartier fréquentent nos douches. Mais aujourd'hui, davantage de gens de passage découvrent ce service." On parle de 1.000 douches par mois ! "Ce service est une des fiertés de l'ASBL Les bains de Bruxelles, souligne-t-il. C'est la volonté d'offrir un moment de confort personnel et d'apaisement prodigué par une douche chaude d'une vingtaine de minutes dans un environnement humain privé où chacun est accueilli, respecté et peut retrouver un peu de dignité."

Au-delà d'un lieu d'amélioration de l'hygiène personnelle, les bains publics, c'est un lieu serein et accueillant où les utilisateurs laissent la violence sociale et l'exclusion en dehors du bâtiment, conclut Jean-Louis Servais. "Ils bénéficient d'un moment intime, digne et serein qui les reconnectent avec leur corps et eux-mêmes. Ce sont des moments précieux."

Tous profils confondus

"À l'époque, les Bains du centre ont été ouverts pour la population du quartier, commente Marianne Berckmans, secrétaire aux Bains du centre depuis 40 ans. Tout le monde n'avait pas une douche ou une baignoire à la maison. Aujourd'hui, il y a moins de monde parce que c'est plus rare d'avoir une habitation sans salle de bain."

"Nous, à la maison, nous n'avions pas de douche, confirme "Vivi caisse", née dans le quartier des Marolles. Je me rappelle d'ailleurs avoir loué une baignoire ici avec mes parents. Et les voisins… pareil ! La file courrait du guichet jusqu'au trottoir ! De nos jours, la clientèle, c'est plutôt des démunis et des gens de passage. On fait encore tout de même 60 à 70 douches par jour !"

Accroupie dans le couloir, une famille de Roms range savons et shampoing répartis dans d'anciennes bouteilles d'eau, puis réorganisent leurs sacs et valises avant de ressortir à la rue. Un autre visiteur, habitant de Molenbeek-Saint-Jean, est brocanteur sur la place du Jeu de balle : "Quand il fait chaud, que j'ai bien travaillé et que je me sens sale, je viens prendre une petite douche pour me rafraîchir." Lui est sans abri : "Je dors à la rue… Quand j'ai de la chance, les pièces offertes par les passants me permettent de manger, de laver mes vêtements, et parfois de m'offrir une douche. C'est important d'être propre parce qu'il y a des microbes partout." Puis un vieil hom me, habitué des lieux depuis 1973 : "Je n'ai pas de douche à la maison alors je viens ici. Pas trop souvent, hein… Une fois par semaine. Payer les factures, c'est pas évident… Quand tu as un loyer de 700 euros et que tu en touches 1.000, il faut faire attention. Mais se laver, c'est important ! C'est un bien-être général, ça réveille, je suis propre !"

 

Où se doucher ?

À Bruxelles, les associations luttant contre le sans-abrisme ont, depuis une quinzaine d'années, recensé les initiatives publiques ou privées où il est possible de prendre une douche. L'ASBL Infirmiers de rue a professionnalisé cette démarche et met sur son site Internet un document où 11 lieux sont recensés.

Infos : www.infirmiersderue.org/fr/Outils_et_publications/

En Wallonie, pas de trace d'un document compilant ces informations pour les grandes villes. Il est dès lors recommandé de s'adresser au tissu associatif local. Seule la Ville de Tournai offre encore un service de bains-douches géré par la commune. Ceux-ci sont installés provisoirement dans des containers sanitaires et sont ouverts trois jours par semaine : les mardi, vendredi et samedi.

Infos : 069/35.43.55 • piscines@tournai.be

"Trois pourcents des Belges n’ont pas de salle de bain"

Florence Loriaux s'est intéressée aux bains publics alors que fermait, en 2009, une des dernières infrastructures en Wallonie : La Sauvenière, à Liège. L'historienne déplorait leur disparition car ces lieux, selon elle, permettaient l'égalité d'accès à l'hygiène.

En Marche : Dans quel contexte sont nés les bains publics ?

Florence Loriaux : La création de ces établissements correspond à une démarche initiée au 19e siècle par des congrès hygiénistes qui rassemblaient le corps médical, des architectes, des représentants de communes… Leur objectif était de lutter contre la propagation des microbes, dans la foulée des grandes épidémies de choléra et des travaux de Louis Pasteur. À cette époque, les cours d'eau étaient souvent de vrais égouts à ciel ouvert. Des grands travaux étaient réalisés pour les couvrir. Et des bains publics étaient construits pour permettre aux citoyens de se laver et lessiver leur linge. La plupart des communes vont développer ces structures, souvent attachées aux piscines publiques, où les activités sportives sont aussi encouragées.

EM : Les bains publics, c'est passé de mode ?

FL : L'élan s'est arrêté dans les années 80' lorsque l'accès à l'eau dans les logements devenait moins préoccupant, que la demande était moins importante et que les coûts liés à l'entretien des bains devenaient trop conséquents. Dans les années 50' et 60', se construisaient de nouveaux logements sociaux avec des salles de bains. Les tours de Droixhe à Liège, par exemple, ont été primées dans les années 60' parce que leurs appartements disposaient de salles de bain avec eau chaude.

EM : Au 21e siècle, en Belgique, existe-t-il des logements sans salle de bain ?

FL : Selon les données européennes, 3% des logements en Belgique ne disposent pas de bain, de douche, de WC et d'eau chaude à l'intérieur. En Région bruxelloise, on constate une nette amélioration du confort des habitations. Par contre, la Wallonie est à la traîne en raison de l'ancienneté du bâti. Cela dit, les bains publics n'étaient pas fréquentés uniquement par les démunis ! Les étudiants, les personnes en panne de chaudière... pouvaient y trouver une utilité.

EM : Les communes désinvesties, l'associatif prend la relève ?

FL : C'est ce qui semble être le cas. Mais les associations, avec les moyens qu'elles ont, ne peuvent offrir qu'un accès limité à des lieux d'hygiène. Il faut parfois prendre rendez-vous pour une douche, et une fois par semaine maximum. Et les horaires sont souvent restreints. Comment font les travailleurs ? Les étudiants ? Les enfants qui fréquentent l'école ? Nous ferions bien de nous inspirer de ce que fait la Ville de Paris où les bains municipaux sont gratuits et les plages-horaires beaucoup plus étendues.

EM : L'accès à l'eau peut-il être un facteur d'inégalités ?

FL : Le coût de l'eau ne cesse de grimper. Les citoyens installent des systèmes pour limiter leur consommation, et donc réduire leurs factures. Ne pas accéder à une douche, c'est ne pas accéder à son corps. Or, c'est nu et face à un miroir que des problèmes de santé peuvent aussi être détectés. Celles et ceux qui n'ont pas accès à l'hygiène sont davantage exposés à des problèmes de santé. Et donc à une morbidité plus importante.