Numérique

Pour une écologie de l'attention

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Vous est-il jamais arrivé de vouloir jeter un coup d'œil rapide à votre fil d'actualités et d’émerger, des heures plus tard, avec le sentiment étrange d'être tombé dans une faille spatio-temporelle ? Vous vous étiez pourtant juré, encore une fois, de lever le pouce !  Mais la volonté peut être mise à rude épreuve face à l'armada de designers, de consultants en sciences cognitives et autres éminents spécialistes engagés par l'industrie du web à temps plein pour vous faire perdre le vôtre sur des écrans... Dans Derrière nos écrans de fumée, le réalisateur américain Jeff Orlowski donne la parole à d'anciens ingénieurs et dirigeants de la Silicon Valley. Le créateur du scroll infini (barre de défilement) y fait son mea culpa aux côtés de l'inventeur du bouton like. Ces repentis expliquent comment le design des services en ligne est savamment conçu pour piéger les internautes dans leur toile. Ironie du sort, ce documentaire captivant se découvre sur Netflix, une plateforme de vidéos en ligne dont le patron déclarait que son concurrent principal était… le sommeil de ses abonnés !

Car notre temps d'éveil et d'attention est devenu une denrée convoitée par les entreprises du web. Chaque minute que nous consacrons à cliquer, partager, commenter, nous divulguons des données personnelles qui pourront être monétisées auprès des annonceurs pour placer des publicités ciblées. Pour nous garder "engagés", comme elles disent, les plateformes exploitent allégrement les connaissances acquises ces dernières décennies sur le fonctionnement du cerveau. Notifications colorées, pop-up, enchainement automatiquement des vidéos… Notre attention est irrésistiblement attirée par le mouvement, la couleur, le bruit, la nouveauté. À l'époque préhistorique, quand le danger pouvait surgir de notre environnement à tout instant, ces mécanismes étaient indispensables à notre survie. Mais aujourd'hui, il n'y a plus de tigres à dents de sabre dont il faut se cacher, juste des vidéos de chatons à regarder !

Faire attention à l'attention

Pour les pionniers d'Internet, l'avènement d'une technologie facilitant la communication entre les êtres humains a d'abord suscité l'espoir d'un monde plus horizontal, ouvert, coopératif. L'encyclopédie participative Wikipédia est l'un des symboles encore bien vivant de cet esprit libertaire. En soi, ce n'est pas la technologie qui est à mettre en cause, mais ce que la recherche du profit en a fait, dénoncent Yves Marry et Florent Souillot, dans La Guerre de l'attention : "L'âge des plateformes dans lequel nous vivons est caractérisé par la captation sauvage de notre attention par quelques acteurs privés, signant une nouvelle étape de l'emprise du capitalisme sur nos existences. L'attention y remplace le pétrole mais les mêmes principes s'appliquent d'une façon, significative ; libéralisation des marchés, extraction massive des ressources, rentes technologiques et monopoles, profits démesurés non redistribués…"  Pour le dire plus simplement :  " Notre attention est devenue une marchandise comme une autre".  Et son exploitation a des conséquences sur notre santé, en témoigne l'explosion des myopies, des lombalgies, des troubles du sommeil ou de la concentration.

L'attention peut être définie comme la faculté de l'esprit de se concentrer sur un seul objet (merci Wikipédia !). À chaque instant, notre cerveau perçoit une multitude d'informations simultanées parmi lesquelles il opère une sélection consciente ou non. Mais l'attention est bien plus que ce processus cognitif. Être attentif aux autres, c'est montrer l’intérêt et l’affection que nous leur portons. L’attention tournée vers notre vie intérieure, nos émotions, nos pensées, nous permet de méditer. L’attention est indispensable pour étudier, développer notre esprit critique. "Sociale et culturelle, conjointe et collective, elle est une dynamique en mouvement, une liberté, une action. Elle est une condition de l'imaginaire, de l'esprit critique, de l'altérité, de la prise de conscience de notre indépendance. On aurait tendance à la réduire à une donnée ou à une économie, alors qu'elle est une dimension élargie de notre être : méditative, sensorielle, artistique et écologique", écrivent les deux auteurs. Qui ne referment pas le chapitre sans proposer des pistes d'action concrète au niveau individuel et collectif : sanctuariser des temps et des lieux de déconnexion, mettre en œuvre des campagnes contre la surexposition des enfants aux écrans, contrôler les pratiques des plateformes ou encore, plus original, créer un poste de délégué à la protection de l'attention ! Autant de mesures qui seraient bénéfiques pour notre équilibre mental comme pour celui de la planète. Pour la petite anecdote, saviez-vous que visionner dix minutes de vidéos de chatons (soit le contenu le plus consommé en ligne juste après la pornographie…) équivaut à la production d'un gramme de CO2 ?