Economie

Libre-échange : un marché mondialisé des services

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© M.Houet-Belpress
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Ils se nomment eux-mêmes les “vrais bons amis des services”. “Ils”, ce sont les 28 pays membres de l'Union européenne (représentés par elle) et 22 autres pays (1). Ensemble, ils représentent plus de 70% des échanges mondiaux de services. Depuis 2012, ils dessinent les contours de l’ACS (ou Tisa selon l’acronyme anglais) qui devait aboutir en 2015.

“Les déçus de l’OMC”

On pourrait aussi les appeler “les déçus de l’OMC”. Quelques pas en arrière nous ramènent en 1994, année de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Annexé à l'Accord de Marrakech, texte fondateur de l'institution genevoise, l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) prévoit la libéralisation progressive des activités de service, en éliminant notamment les obstacles à la concurrence.

Mais les négociations pour la concrétisation de cet accord spécifique sur le commerce des services patinent… Et la déception gagne les pays dits "développés" et les multinationales des services, dont certaines sont fédérées par la Coalition of service industries (CSI), puissant lobby dont sont membres aujourd'hui des entreprises telles que l'Association américaine des assurances (AIA), Deloitte, Visa, Facebook…

Soit !, se disent Américains, Européens et autres pays exportateurs de services stimulés par la CSI. Si l’accord ne peut être conclu dans l’étroitesse de l’OMC, pourquoi ne pas le façonner hors de celle-ci pour l’imposer ensuite à nos futurs partenaires ?”. Les discussions débutent à Genève en 2012, au sein de l’ambassade d’Australie, à l’abri des regards et de tout contrôle démocratique. Fin 2013, la Commission européenne rejoignait la table des négociations.

Quels services ?

L’Accord sur le commerce des services planifie la libéralisation progressive de douze secteurs. Services fournis aux entreprises, communication, construction et ingénierie, distribution, éducation, environnement, services financiers et assurances, santé et services sociaux, tourisme, services récréatifs, culturels et sportifs, transports… Tous ces secteurs sont ensuite eux-mêmes divisés en 160 sous-secteurs.

Bref, tout y passe, et le statut du fournisseur de services ne serait pas pris en compte. Donc les services offerts par l’état seraient considérés comme des produits à consommer, et les citoyens usagers comme des consommateurs ou des clients.   

Les négociateurs se veulent toutefois rassurants et annoncent que l'ACS ne s'appliquera pas aux services fournis par un pouvoir gouvernemental. Une condition : ces derniers doivent correspondre à la définition qu'en fait l'OMC, à savoir, “tout service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services”. Seraient donc préservés les services gratuits en situation de monopole : administrations publiques, armée, police, justice, soit les services régaliens de l’État. 

Des règles contraignantes

Avec l’ACS , les "très bons amis des services" tenteront donc d'obtenir dans un cadre plurilatéral (23 gouvernements dont l'Union européenne) ce que l'AGCS n'a pas pu dans le cadre multilatéral de l'OMC. En bref, ils visent la soumission des activités de services aux logiques du marché et l'élimination des obstacles à la concurrence comme les normes sociales, environnementales, sanitaires… Leur mantra : rien ne peut contrarier l'investissement d'une entreprise.

Ils entendent par ailleurs aller plus loin que ce que prévoit l'AGCS… L'"effet de cliquet" et "la clause de statut quo", deux nouveautés, interdiront qu'une activité aujourd'hui privatisée ne (re)devienne publique. Aussi, une armada de règles figera l'état actuel de libéralisation des services et  amorcera de nouvelles avancées.

Le principe du "traitement national", autrement plus insidieux, ferait partie de ce package régulatoire. En quelques mots… Il obligerait un membre de l'ACS à accorder aux fournisseurs de services d'un autre pays membre un traitement non moins favorable que celui qu'il accorde à ses propres fournisseurs de services similaires.

"Cela veut dire que la France devrait financer une université privée étrangère s'installant sur son territoire à la même hauteur que ses propres établissements publics d'enseignement, écrit l'essayiste Raoul-Marc Jennar(2)La chose étant impossible budgétairement, elle n'aurait d'autre choix que de renoncer au financement des universités et des lycées français."

La règle s'appliquerait à une multitude de services. Sauf si un état faisait le choix d'épargner ledit service en l'inscrivant sur une "liste négative". Il serait ainsi mis à l'abri du marché. En revanche, les services qui n'y figureraient pas seraient, de facto, exposés à la libéralisation. En cas de désaccord, un mécanisme privé veillera à arbitrer le conflit qui oppose une firme privée et un pouvoir public. Un pas de plus vers la privatisation de la justice…

La santé "à la turque"

Le contenu des négociations est jusqu'à présent tenu secret. Mais la lecture d'une proposition turque, "fuitée" en 2014, annonce la volonté de certains d'inclure les soins de santé dans le deal. Le secteur de la santé "représente un énorme potentiel inexploité qui pourrait être globalisé", écrivent les rédacteurs. Leur opinion s'appuie sur deux constats.

Un : certains pays sont en manque de personnel et de capitaux pour alimenter leurs systèmes de soins de santé, ce qui provoque de longues files d'attente.

Deux : certains pays jouissent d'un avantage comparatif en matière de fourniture des soins de santé car ils pratiquent des prix intéressants, sont efficaces, et font face à des obstacles réglementaires moins importants que d'autres. Dès lors, pourquoi ne pas favoriser la mobilité des patients tout en leur garantissant le droit d'être remboursés pour les soins de santé obtenus à l'étranger ?

"Cette proposition présuppose que le modèle de soins de santé dominant passera d'un service social et public intégré à un système axé sur le marché", avertit Jane Kelsey, professeure de Droit à l'Université d'Auckland (Nouvelle-Zélande). Elle analyse les impacts de cette proposition sur les systèmes de santé des pays, mais aussi sur les patients lorsqu'ils sont soignés à l'étranger : absence des personnes de soutien (famille, proches…), sensibilités culturelles difficilement prises en compte (langue, religion, connaissances…), difficulté à assurer le traitement post-intervention…

Elle conclut : "Les citoyens sont considérés comme des consommateurs sur un marché de la santé mondialisé" (3).  

Le Parlement se positionne

En septembre 2015, trente mois se sont écoulés depuis le début des négociations. Les protagonistes se sont rencontrés à treize reprises. Le moment a été jugé opportun pour proposer au Parlement européen d'analyser le contenu provisoire de l'accord et "d'adresser des recommandations claires et fermes à la Commission européenne" (4) qui négocie au nom des 28 États-membres.

Exercice mené par l'eurodéputée Viviane Reding, nommée "rapporteure" pour l'occasion. Elle a soumis le texte à diverses commissions parlementaires avant de coucher leurs appréciations dans un rapport présenté en janvier 2016 (5). Les parlementaires y réaffirment leur soutien à des négociations "ambitieuses et équilibrées qui devraient libérer le potentiel inexploité d'un marché mondial des services".

Cependant, ils insistent sur certains points, dont la possibilité, pour un état, de maintenir le droit de poursuivre des objectifs de politique publique, par exemple en matière de santé, et de prévoir des exceptions pour des secteurs sensibles comme les services publics. 

Alors, stop ou encore ? Encore ! Avec 532 voix "pour", 131 "contre" et 36 abstentions, la poursuite des négociations sur l'ACS a été massivement soutenue par les parlementaires européens. Puisque ce sont eux qui gardent le dernier mot en ce qui concerne la signature d'accords commerciaux, espérons qu'ils aient évalué les vrais dangers que recèle cet accord avant le vote de l'accord final.


Un accord dangereux

L'Accord sur le commerce des services (ACS) constitue à n'en pas douter une menace pour le secteur des soins de santé. Corinna Hartrampf, coordinatrice du groupe de travail "Affaires européennes" de l'Association internationale de la mutualité (AIM), le confirme.

"Dans les recommandations du Parlement européen, on lit le désir des parlementaires d'exclure la sécurité sociale de l'Accord, dit-elle. Mais dans le texte de l'Accord sur le commerce des services, comme dans celui du Grand marché transatlantique, les définitions ne sont pas claires. D'ailleurs, les textes se ressemblent étrangement dans leur structure et leurs tournures de phrases."

Elle ajoute que, malgré les démentis, l'objectif partagé des négociateurs semblent inclure la libéralisation des soins de santé : "Ils disent que non mais il y a des signes qui indiquent qu'ils le veulent tout de même !"

Faut-il être autant effrayé par l'ACS que par le Grand marché transatlantique (GMT ou TTIP, selon l'acronyme anglais) ? "Il faut l'être davantage, alerte la collaboratrice de l'AIM. Les Européens craignent le GMT parce que l'accord est négocié avec les états-Unis dans un système bilatéral. L'ACS est pire car c'est un accord plurilatéral !"

Plus que l'Union européenne face aux USA, c'est l'Union face à 22 autres pays. Et donc autant de volontés à concilier et de litiges à régler…