Economie

La solidarité pour accéder à la santé

6 min.
© Matthieu Cornélis
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

La route empruntée depuis Cotonou longe le lac Nokoué, l'Université d'Abomey-Calavi, et grimpe vers le nord. Le long de la voie s'étalent, à ciel ouvert, commerces et services utiles aux habitants des zones périurbaines : fruits et légumes présentés au sol, carburant en jarres, écoles, cercueils de toutes tailles, églises… Le véhicule quitte ensuite le confort de l'asphalte et s'engage sur la piste qui mène à Kpanroun.

Là, les élus mutuellistes de la localité nous accueillent et procèdent aux présentations. "On me nomme Jean, président de la mutuelle de santé de l'arrondissement de Kpanroun. J'aide les mutuellistes à percevoir les cotisations sur le terrain." "Je suis Séverin. Je sensibilise les villageois pour qu'ils deviennent adhérents." "Augustin, secrétaire général. J'ai à charge le registre des membres, le registre des bénéficiaires, le registre des procès-verbaux, le registre des prestations. Je remplis tout ça…" Un travail administratif conséquent, mais il sait pourquoi il s'y implique : "La mutuelle est une bonne chose ! Lorsque ma femme a accouché, nous avons bénéficié de soins à moindre prix. Je suis très ravi de joie pour ça."

"J'ai vu des femmes enceintes qui, si elles avaient eu accès aux soins à un prix raisonnable, seraient toujours en vie aujourd'hui."

Des soins de santé abordables

Permettre aux Béninois d'être soignés à un prix raisonnable, voilà le défi relevé par les mutuelles de santé communautaires. "Avant d'être mutualiste, se rappelle Luc Dossa, président de la Mutualité de Golo Djibé, dans la banlieue de Cotonou, j'étais dispensateur de produits pharmaceutiques dans un centre de santé. Certains patients étaient incapables de payer des médicaments pourtant indispensables à leur guérison. J'ai vu des mères perdre leur enfant dans ces conditions. Et des femmes enceintes qui, si elles avaient eu accès aux soins, seraient toujours en vie aujourd'hui."

Le projet mutualiste ne pourrait se développer sans le concours des centres de santé qui établissent des accords de collaboration avec les mutualités. En cas de maladie ou d'accident, les membres n'ont qu'à présenter leur carte d'affiliés pour être pris en charge par l'équipe soignante. Lorsqu'il est en ordre de cotisation, le membre n'a plus qu'un ticket modérateur de 25% des frais à sortir de sa poche, les 75% restants étant pris en charge par la mutuelle.

"On attend du gouvernement qu'il sensibilise la population au bien-fondé du projet. Mais l'État ne s'intéresse pas trop à ça…"

Théodora, infirmière sans congés

Toutes sortes de soins sont prodigués dans le centre de santé de Kpanroun. "Ici, on consulte les enfants, on prend en charge des cas de malnutrition, on vaccine, on accouche des femmes…", raconte Théodora, infirmière diplômée d'État en poste depuis un an et demi. Affligée par la chaleur qui règne dans sa consultation sans ventilateur, elle déplore tout de même se sentir seule.

"La principale difficulté, c'est le manque de personnel. Il y a la sage-femme et moi, c'est tout. Les autorités nous ont promis du renfort mais ça n'a pas abouti. D'autres agents qualifiés sont nécessaires pour recevoir les 350 patients mensuels. Depuis mon arrivée ici, je n'ai pas pris de congés…" "Dire que l'État ne fait rien est faux, tempère Luc Dossa, de la mutualité de Golo Djibé. Des centres de santé ont ouvert dans les arrondissements et du personnel soignant y a été dépêché. Mais ce n'est pas suffisant pour permettre au plus grand nombre d'être soigné à un prix raisonnable. On attend du gouvernement qu'il accompagne le mouvement mutuelliste en sensibilisant la population au bienfondé du projet, en subventionnant une partie des adhésions… Mais l'État ne s'intéresse pas trop à ça…"

Un contexte difficile

En réalité, il existe deux régimes de sécurité sociale au Bénin. Le premier est destiné aux travailleurs du secteur privé et des entreprises d'État, le second couvre les fonctionnaires, les militaires et les magistrats. Ces couvertures protègent 20% de la population béninoise des aléas de la vie, tandis que les 80% restants ne disposent tout bonnement d'aucune protection sociale. Pourquoi cette injustice ? Parce que la majorité des Béninois travaille dans l'économie informelle (vendeurs, agriculteurs, conducteurs…), c’est-à-dire un secteur qui échappe à la régulation de l'État et où peu de contrats lient les employeurs aux travailleurs. Dans ce contexte, les mutuelles de santé apparaissent comme une opportunité. Mais malgré leurs avantages, leur développement se heurte à plusieurs obstacles.

D'abord le coût. Si les frais d'adhésion sont raisonnables (1.000 francs CFA, soit moins de deux euros pour l’inscription), les cotisations mensuelles (200 francs CFA par bénéficiaire) sont difficiles à récolter. "Adhérer, c'est facile, témoigne Jean, président de la mutuelle de Kpanroun. Mais payer la cotisation avec régularité est plus difficile." "On passe dans les maisons pour que les affiliés se mettent en ordre de cotisation, ajoute Séverin, son comparse. Certains nous insultent et prétendent qu'on veut leur argent pour subvenir à nos propres besoins…"

L'accueil dans les centres de santé constitue un deuxième obstacle, déplore Saliou Lafia Koto, gérant de l’union des mutuelles de Calavi appuyée par Aprosoc (lire ci-dessous). "Nous recevons des plaintes récurrentes. Des agents de santé ignorent nos patients mutualistes et leur jettent même leur carte de membre à la figure ! Parce que les mutuelles constituent un mécanisme de veille citoyenne, qu’elles ne favorisent pas la vente parallèle de médicaments et qu’elles luttent contre le rançonnement des patients. Mais les mutualités ne peuvent pas fonctionner sans les centres de santé… On convention ne tout de même avec eux, espérant qu'un jour la situation s'améliore."

Enfin, les croyances populaires expliquent en grande partie les réticences à s'inscrire à la mutualité. "Prévenir la maladie, c'est attirer la maladie". Ce dicton plein de superstition est encore prononcé par nombre de Béninois et ne pousse pas à être prévenant. "De plus, évoque Saliou Lafia, lorsqu'un homme est malade, on ne le regarde pas, on ne s'occupe pas de sa santé ! Par contre, quand quelqu'un décède, beaucoup d'argent est dépensé dans les funérailles… Nous avons une bataille à remporter sur les mentalités. Avec le temps, on y parviendra !"

Bénin : Vers une protection sociale pour tous

Novembre 2016. Une délégation du Mouvement ouvrier chrétien (MOC) se rend au Bénin, encadrée par Solidarité Mondiale. Objectifs : renforcer les liens du MOC avec ses partenaires du Sud et échanger connaissances et pratiques pour avancer, ensemble, vers une protection sociale forte. Rencontre avec ceux qui portent ces initiatives et avec les bénéficiaires de ces projets.

Une histoire commune

L'Alliance nationale des Mutualités chrétiennes, Solidarité Mondiale et les Mutualités chrétiennes des provinces du Luxembourg et du Brabant wallon collaborent depuis longtemps avec les acteurs mutuellistes béninois. Du Nord au Sud et inversement, les expériences s'échangent.

L'histoire du mouvement mutualiste béninois remonte au milieu des années 90. À l'époque, la dévaluation du Franc CFA occasionne une forte précarisation des Béninois, incapables de payer des produits dont les prix ont doublé, y compris les médicaments.

Suite à cette secousse économique, Solidarité Mondiale et l'Alliance nationale des Mutualités chrétiennes sont alertées par la situation de 10 pays d'Afrique de l'Ouest. Le choc est terrible, mais des réponses sont trouvées dans les solidarités familiales, communautaires… Leur conclusion : l'accès aux soins de santé peut être bâti sur ces solidarités existantes.

Les deux structures élaborent alors de la documentation sur les mutualités adaptées à ces pays d'Afrique de l'Ouest : un guide, un manuel de formation, une brochure de sensibilisation…

L'ambition d'Aprosoc est d'appuyer le développement des mutuelles de santé, notamment dans des arrondissements isolés.

Structurer le mouvement

Depuis, le projet mutualiste a pris de l'ampleur au Bénin. Et une ONG, Aprosoc (Action pour la protection sociale), a fait son apparition dans le paysage. Son ambition est d'appuyer le développement des mutuelles de santé, notamment dans des arrondissements isolés. Elle organise différentes activités d'envergure nationale, dont les Journées de la Mutualité à Bembéréké et le camp des Mutualités de Dassa. En outre, Aprosoc porte des actions préventives et des séances d'éducation à la santé.

Aujourd'hui, l'ONG soutient 53 mutuelles de santé à travers cinq communes et touche ainsi environ 45.000 bénéficiaires. Sans compter la mutuelle scolaire, qui permet à près de 6.000 élèves de bénéficier de soins curatifs (infirmeries scolaires, réduction du coût des soins…) et d'un programme d'éducation à la santé.

L'organisation fait également partie de Consamus, une plateforme nationale qui fédère l'ensemble des mutualités du pays (203 structures recensées en 2014). "On y travaille à la prise en compte de l'ensemble des acteurs mutualistes du pays, déclare son président, Koto Yerima Aboubakar. Nous portons aussi une grande activité de plaidoyer en collaboration avec l'Alliance nationale des Mutualités chrétiennes, Solidarité Mondiale et d'autres partenaires, pour exiger l'implication des mutualités dans la conception de l'Assurance pour le renforcement du capital humain que le gouvernement souhaite mettre en place." Ce projet d'envergure prévoit d'ouvrir des droits aux travailleurs du secteur in formel en matière d'assurance-maladie, de revenu, de retraite et d'insertion professionnelle.

Des mutualités belges impliquées

Malgré sa structuration, le paysage mutualiste reste fragile. Les mutuelles sont encore fort dépendantes de l'aide internationale car l'État apporte très peu d'appui technique, matériel et financier aux mutualités. Leur niveau de professionnalisation est relativement faible, et les compétences des membres des instances insuffisantes.

L'aide de la Mutualité chrétienne et de Solidarité Mondiale reste précieuse. Elle prend la forme d'un appui financier, stratégique et technique, tel que la diffusion d'outils d'éducation à la santé. La Mutualité chrétienne de la Province du Luxembourg soutient les actions d'Aprosoc depuis 2004, en particulier dans la région de Bembéréké. Dans celle de Sinendé, c'est la Mutualité chrétienne du Brabant wallon qui, depuis 2015, s'implique auprès du même partenaire béninois.

Un projet que Catherine Thys identifie comme "un retour aux origines du projet mutualiste, là où le principe de base est la solidarité interpersonnelle". "Chez nous, poursuit la chef de service Politique de santé de la MC Brabant wallon, la sécurité sociale est mise à mal. Ces expériences au Sud rappellent combien elle est essentielle au développement économique et humain."