Droits des patients

Quand la vie et la mort se touchent du doigt

6 min.
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

C’est l’histoire d’un cul de sac, brutal et douloureux, qui se transforme en chemin vers de nouveaux paysages. A l’âge de 34 ans, Gaël (prénom d’emprunt), marié et père d’une petite fille de deux ans, est foudroyé par une rupture d’anévrisme. Juste après l’annonce de sa mort, son père vient trouver l’équipe médicale qui a tenté de le sauver. Il explique que son fils avait maintes fois exprimé son souhait de donner ses organes s’il devait lui “arriver quelque chose”. Malgré sa peine, le papa de Gaël donne le feu vert pour le prélèvement. Toute la famille voit dans cet acte une forme de continuité de la vie de Gaël, marquée par diverses formes de générosité et d’engagement. Mais voilà: son épouse s’oppose catégoriquement, elle, au don des organes de son mari.

Une course contre la montre

Dans un tel cas, la loi est claire. Toute personne qui ne s’est pas manifesté, de son vivant, contre le don de ses organes en cas de décès est présumée donneuse potentielle. Cette règle dite du “consentement présumé” (lire l’encadré) est une singularité belge destinée à répondre à la pénurie d’organes. Dans le cas évoqué ci-dessus, le décédé s’est, de surcroît, clairement manifesté en faveur du don. La loi souligne que la décision de la personne concernée doit primer sur tout le reste. Mais voilà, le refus de son épouse vient singulièrement compliquer la donne. Or, toutes les situations de transplantation d’organes exigent d’aller vite, très vite, pour augmenter les chances de succès de la greffe. Entre la mort de la personne et le prélèvement de son ou de ses organe(s), quelques heures, tout au plus, peuvent s’écouler. Le feu vert de la famille doit impérativement tomber dans les dizaines de minutes qui suivent le décès. Au prix, le plus souvent, d’une charge émotionnelle écrasante.

"Dans le cas de Gaël, pouvions-nous moralement outrepasser la décision de l’épouse ?, interrogeait le Dr Valérie Siraux, réanimateur au CHR de Warquignies à Boussu, lors d’un colloque sur le don d’organe et la transplantation organisé récemment à la Clinique de Mont-Godinne (UCL): Pouvions-nous prendre le risque de créer un conflit entre cette jeune femme et sa belle-famille et, de là, rendre le deuil encore plus lourd pour tous ?" Face à ces interrogations, l’équipe du CHR décide de favoriser la parole pour chaque membre de la famille. Une démarche bien utile: la veuve de Gaël y exprime sa crainte profonde de voir la mémoire de son mari trahie, du fait de la mutilation de son corps. «Comment expliquer à ma petite fille que son papa l’aimait de tout son cœur, alors qu’“on’’ le lui a pris pour le donner à quelqu’un d’autre?» s’inquiète-t-elle. Au fil du dialogue, l’épouse endeuillée exprime le sentiment d’être tenue à l’écart de sa belle-famille. Petit à petit, pourtant, au gré de l’écoute du médecin et des infirmières, ses craintes disparaissent. Des garanties lui sont apportées: la priorité absolue de l’équipe de prélèvement sera de respecter le corps de son mari. Finalement, la jeune femme accepte plus sereinement la transplantation. Le conflit en gestation avec le reste de la famille est désamorcé. Une forme de soulagement gagne chacun.

L’histoire de Gaël et de sa famille illustre à quel point la loi belge, si claire et appréciée soit-elle de l’avis général, laisse encore des familles et des équipes médicales dans des situations difficiles, voire inextricables. "Le principe de cette loi – “qui ne dit mot consent’’ – crée des ambiguïtés, souligne Valerie Siraux. Elle constitue une sorte d’encouragement au don passif et tacite alors qu’il faut, au contraire, parler et parler encore de l’éventualité du don d’organe. Plus le dialogue et la réflexion viennent tôt, moins il est difficile de prendre une bonne décision". Parler, discuter, faire part de l’état de ses réflexions personnelles à ses proches: autant d’attitudes qui peuvent, dans ces moments clefs qui suivent immédiatement le décès, rendre plus rapides et moins lourdes les décisions à prendre.

Trop peu d’organes disponibles

Ces dernières années, de gros efforts de communication ont été fournis pour sensibiliser le grand public au don d’organes. Avec succès. Ainsi, de décembre 2004 à mai 2009, le nombre de personnes ayant explicitement signifié aux autorités leur souhait de donner leurs organes en cas de décès a presque triplé, passant à plus de 94.200 déclarations. Parallèlement, les déclarations de refus sont restées stables (environ 190.000 cas). Au total, avec 25 donneurs effectifs par million d’habitants, la Belgique est l’un des meilleurs acteurs européens du don d’organe. Il n’empêche, le manque d’organes disponible reste une cruelle réalité dans notre pays. Les 94.200 donneurs potentiels ne constituent pas – loin s’en faut – des donneurs effectifs. "Le décalage entre la demande et l’offre d’organes est loin de se résorber, déplore Dominique Van Deynse, coordinateur principal du Centre de transplantation aux Cliniques universitaires Saint-Luc, UCL. L’année dernière, 44 personnes en attente d’un foie sont décédées dans notre pays faute de disponibilité de l’organe, 19 faute d’un cœur disponible, 18 d’un ou de rein(s) et 6 d’un ou de poumon(s). Plus de 1.000 personnes sont sur les listes d’attente". Le monde hospitalier a lui-même été sensibilisé à la lutte contre le sous-diagnostic de donneurs potentiels. En effet, les personnes accidentées dont le cœur bat toujours mais qui sont en mort cérébrale peuvent théoriquement alimenter la liste des donneurs. Or, certains hôpitaux n’ont pas toujours le réflexe d’identifier ces patients et de les signaler à un Centre de transplantation qui alertera Eurotransplant, l’organisme qui gère le flux d’organes dans six pays d’Europe, dont le nôtre.

Des fantasmes inutiles

Dans la longue chaîne du don d’organes, le moment clef reste les minutes qui suivent l’annonce du décès. Qui, parmi les proches d’un décédé, se soucie vraiment de “faire plaisir” à autrui, a fortiori un inconnu ? "Dans un tel moment, les beaux discours sur le sens du don d’organe n’ont plus de prise sur les familles, constate Christian Van Rompay, ancien rédacteur en chef d’En Marche et intervenant au colloque de Godinne. Il ne s’agit pas, pour autant, d’un défaut d’altruisme". Plusieurs intervenants ont souligné à quel point divers fantasmes (comme la crainte d’un détournement des organes à des fins de recherche médicale) peuvent parasiter la sérénité au moment de la décision. Il faut dire que, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 5 à 10% des 63.000 transplantations rénales effectuées chaque année dans le monde se pratiquent dans des circuits cliniques parallèles en Chine, au Pakistan, en Europe de l’Est, etc. Mal perçues, de telles informations peuvent contribuer à jeter un voile d’ombre sur le don d’organes. Les réticences liées à la religion peuvent aussi contribuer à nourrir les réactions de refus. "À tort en ce qui concerne l’Islam dans les pays arabes, tranche le Dr Omar Abid (RHMS, Ath) au terme d’une recherche méticuleuse dans les textes sacrés. Les hauts dignitaires contemporains de l’Islam, tant sunnites que chiites, se prononcent, avec le Coran et le Hadith (NDLR: l’ensemble des actes et des paroles de Mahomet), en faveur du don d’organe, y compris au bénéfice d’un non-Musulman". 

Pas d’argent ! Juste dialoguer et convaincre

Faut-il monnayer les dons d’organes pour multiplier ceux-ci ? "Ce serait totalement contre-productif, réplique le Dr Cédric Lescot, chef du service des soins intensifs du Centre de santé des Fagnes, à Chimay. On verrait la suspicion s’abattre sur le corps médical et des réactions radicales de refus et de colère surgir ("les organes de mon fils ne sont pas à vendre !")". Les intervenants au colloque ont clairement souligné les dérives potentielles d’une logique marchande qui consisterait à considérer le corps comme un vulgaire “réservoir d’organes”. Personne, pour autant, ne veut laisser le système actuel en l’état. Les équipes de soins y vont de leur expérience de terrain pour formuler des améliorations. Certaines services de soins intensifs ou d’urgence se font aider, dans ces moments-là, par des psychologues bénévoles spécialisés dans le dialogue avec les familles. D’autres invitent les proches, dans les cas d’accidents violents, à assister directement aux tentatives de réanimation de leur parent, afin de bien démontrer que tout a été fait jusqu’au dernier moment pour sauver le blessé. Dans les cas où le cœur du patient s’est arrêté alors que la mort cérébrale n’a pas été diagnostiquée, une “pause” de cinq minutes dénuée de toute réanimation est respectée, afin de clarifier la situation. Beaucoup d’hôpitaux dissocient soigneusement, par ailleurs, les équipes de réanimation de celles qui pratiquent le prélèvement des organes. Faute de taille critique, certains ne peuvent se le permettre. Les hôpitaux veillent également à ce qu’un débriefing en équipe se fasse systématiquement après le prélèvement. C’est au prix de telles dispositions que, demain, peut-être, un nombre plus élevé de familles marquées par le deuil pourront connaître une forme de soulagement à l’idée que leur proche a contribué à sauver une, deux, voire trois vies par cet ultime don de soi.

Intéressé par le don d’organe?

Toute personne souhaitant faire le don de ses organes à sa mort est invitée à se rendre à sa maison communale munie de sa carte d’identité. Elle y signera, gratuitement, un formulaire spécifique qui l’identifiera comme “donneuse” au Registre national. Dans le cas où cette démarche n’a pas été opérée, la personne est considérée comme un donneur potentiel (c’est le régime du consentement présumé) et le médecin cherchera dès lors à connaître la volonté première du défunt en abordant sa famille. Les équipes médicales sont tenues par la loi de respecter cet avis. Il est également possible, de son vivant, de faire une déclaration d’opposition au don d’organes. Dans ce cas, aucun prélèvement ne pourra avoir lieu.

Infos : Association belge du don d’organes et de tissus - 02/343.69.12