Environnement

Le sablier des consciences   

3 min.
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Au plus fort des incendies qui ont ravagé la Californie, l'automne dernier, plongeant dans le noir deux millions d'habitants (blackout électrique oblige), des milliers de personnes malades à domicile ont été prises d'angoisse. Qu'allaient-elles devenir si, faute d'alimentation par le réseau ou de rechargement de leurs batteries, elles ne pouvaient plus bénéficier de leur respirateur artificiel, de leur fauteuil roulant, de leurs fioles et médicaments nécessitant une conservation dans le réfrigérateur ? Quelques semaines plus tard, à l'autre bout de la Terre, à cause d'incendies exceptionnellement ravageurs, les habitants de Sidney (Australie) ont été soumis à un nuage toxique de particules fines onze fois supérieur  au niveau considéré comme dangereux par l'Organisation mondiale de la santé. "Pendant deux mois j'ai eu l'impression que j'avais recommencé à fumer", a raconté une puéricultrice inquiète pour la santé de ses protégés.

Prises de conscience en cascade

Petit à petit, le dérèglement climatique pénètre les consciences, perdant ce statut de constat scientifique un peu lointain, improbable, désincarné. Les Australiens et les Californiens nous "ressemblent" peut-être un peu plus que les habitants du Vietnam, du Bangladesh ou d'Afrique de l'Ouest : toutes ces régions où la coexistence de gigantesques deltas et de mégapoles exposera leurs habitants, tôt ou tard, à des exodes douloureux sous la pression de la montée du niveau des mers. Bien sûr, il y aura toujours des voix qui minimiseront, railleront, voire nieront le bouleversement climatique ou, quand cette posture devient intenable, la responsabilité de l'homme dans celui-ci. N'en déplaise à ces "climatosceptiques" et "climato-négationnistes", les historiens des sciences et les spécialistes des sciences psycho-cognitives décryptent de mieux en mieux les ressorts les plus intimes de leur déni, dont les formes sont aussi nombreuses que difficiles à désamorcer.
Petit à petit, pourtant, le franc tombe. Il est frappant de constater, ces derniers mois, à quel point les représentants de disciplines très éloignées les unes des autres – et en tout cas de la climatologie – commencent à intégrer le dérèglement climatique dans leurs analyses. "Le changement climatique est, avec le parti républicain négationniste, le problème fondamental (…). Les risques de catastrophes sont très élevés " (Paul Krugman, prix Nobel d'Économie 2008) (1). " Les mouvements migratoires et le dérèglement climatique structureront probablement le monde dans les dix ans qui viennent " (Pierre de Villers, Général de l'Armée française sous les présidents Hollande et Macron) (2). "Le réchauffement climatique est le plus grand défi qu'ait jamais connu l'Humanité" (Vincent de Coorebyter, politologue et philosophe en Belgique) (3). "Face au réchauffement climatique, certains patrons européens devraient se demander s'ils ne sont pas restés endormis à la barre" (Werner Hoyer, Président de la Banque européenne d'investissement) (4). "La croissance actuelle n'est pas soutenable à long terme" (Jean-Claude Trichet, ex-Président de la Banque centrale européenne, commentant la compatibilité de la croissance avec les impératifs climatiques) (5).

Un ADN pour la paix

À politiques inchangées, la planète Terre s'achemine vers un réchauffement moyen, à la fin de ce siècle, de 3,5 à 4 degrés par rapport à l'ère préindustrielle. Un scénario très inquiétant. Les travaux du GIEC ont estimé que, pour se donner deux chances sur trois de rester sous la barre de 2 degrés de réchauffement à ce même horizon, il fallait laisser deux tiers des réserves fossiles (pétrole, gaz, charbon) là où elles se trouvaient : sous la terre ou sous la mer. Tu parles d'un défi… ! Impossible à relever, serait-on tenté d'ajouter, tant nous nous obstinons à appliquer les recettes du passé à une situation totalement nouvelle.
À moins que… À moins qu'un autre point de basculement, positif celui-là, ait commencé à fléchir sous nos yeux. "Des centaines de milliers de jeunes sont descendus dans la rue pour dire 'on n'est plus d'accord', rappelle l'aventurier et psychiatre Bertrand Piccard. Le grand changement entre 2019 et 2020, c'est ça, et uniquement ça. Rien d'autre" (6). Non sans recul historique, l'auteur et ex-député européen Pascal Canfin se range à cette impression, confrontant les adultes engagés d'aujourd'hui à leur propre jeunesse. "Chaque génération construit son ADN politique sur un sujet : l'antiracisme, l'anticolonialisme, la liberté, Mai 68… Cette génération-ci construit son identité politique sur le climat. Elle a compris que ce n'est pas théorique. Que c'est sa capacité à vivre en paix et en bonne santé dans un monde stable qui est en jeu". Un premier pas. Enfin. Qu'il s'agit de ne pas sous-estimer et d'encourager.

 


 
(1) Le Soir 8 février 2020
(2) La Libre Belgique 17 janvier 2020
(3) Le Soir 18 septembre 2019
(4) AFP 22 décembre 2019
(5) Le Soir 7 décembre 2019
(6) La Libre Belgique 11 décembre 2019
(7) Le Soir 25 novembre 2019

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