Environnement

L’arbre, nouveau tremplin de solidarite
 

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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Il y a eu le premier pas sur la Lune. Il y a, aussi, le premier pas sur la Terre, renouvelable à chaque promenade en forêt. Lorsqu’il s’y promène avec ses enfants ou ceux d’amis, Denis, quadragénaire brabançon, ne rate pas l’occasion d’inviter cette jeune marmaille à une expérience originale. Dès qu’il tombe sur un géant couché au sol fraîchement abattu par les bûcherons, il propose aux enfants de se placer au centre de la souche restante, de fermer les yeux et de se concentrer sur une seule pensée : " Tu es le tout premier, depuis 150 ou 200 ans, à te trouver là. Jamais personne ne s’y est rendu auparavant ". Depuis les années qu’il pratique cet exercice, le père de famille n’a jamais trouvé un seul gosse indifférent, déçu ou moqueur. " Ça marche à tous les coups ! Peut-être parce que chaque mètre carré en Belgique a été colonisé par l’homme. Ou parce qu’être le premier à occuper un espace vierge depuis un ou deux siècle(s) permet de sublimer l’émotion négative liée à la perte d’un arbre (pluri)centenaire. "

Forêts à vendre

Auprès de son arbre, Georges Brassens vivait heureux. Idéfix, lui, compagnon de deux Gaulois mondialement célèbres, pleurait à chaudes larmes lorsque son balourd de maître envoyait valser une grume centenaire à la tête des Romains. Aujourd’hui, c’est d’une autre manière que les arbres (re)colonisent les esprits. Des citoyens se cotisent pour acheter un bout de forêt (Gembloux, Braine-le-Comte). En pleine Hesbaye agricole (Gembloux encore), des étudiants en horticulture créent de toutes pièces, avec leurs profs, une mini-forêt urbaine composée de 28 essences locales " pour recréer la forêt ancestrale. " En Ardenne, un entrepreneur atypique veut expérimenter, avec les forces locales, un mode de gestion forestière totalement inédit sur 1.600 hectare de feuillus et de résineux.

Peut-être une réalité brute et brutale percole-t-elle enfin dans les esprits : chaque minute qui passe voit disparaître, à l’échelle mondiale, l’équivalent de 17 terrains de football de forêts, le plus souvent sous l’effet d’incendies ravageurs. Peut-être, aussi, les récentes découvertes scientifiques sur la communication des arbres exercent-elles, paradoxalement, un effet sur des consciences plus éprises qu’autrefois de poésie. " Les arbres blessés émettent des signaux d’alarme que flairent les autres arbres, raconte l’auteur à succès Richard Powers dans l’Arbre-Monde (1). Les érables communiquent. Ils sont liés en un réseau aéroporté et partagent un système immunitaire qui s’étend sur des hectares de forêt (…) Les acacias préviennent d’autres acacias de la présence de girafes en maraude. Les saules, les peupliers, les aulnes : tous s’avertissent mutuellement par voie aéroportée des invasions d’insectes. " Oui, ces troncs que l’on croyait statiques et sans cervelle se protègent mutuellement !

Élucubrations de romancier ? Que nenni ! La science nourrit l’imaginaire. Et, sans imagination, le scientifique regarderait son nombril en permanence. Dans sa récente leçon inaugurale intitulée "Palabre autour de l’arbre" (2), le Pr Jean-Louis Doucet, spécialiste des forêts tropicales à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège), a passé au grill l’approche résolument anthropomorphique de Peter Wohlleben, ingénieur forestier allemand et auteur de La vie secrète des arbres (traduit en 30 langues, un million d’exemplaires vendus !) (3). Verdict : " Oui, les arbres communiquent. Oui, les arbres bougent, même très lentement, grâce à des 'capteurs'. Oui, les arbres sont intelligents, si l’on entend par là : apprendre et s’adapter à des situations nouvelles. Oui, la communication souterraine entre eux est un sujet bien documenté sur le plan scientifique. "

Le temps long des arbres

Des auteurs ou des penseurs prennent appui sur ces découvertes pour proposer d’autres formes de vie en société. La forêt ne serait pas seulement positive pour la santé individuelle (diminution de la tension artérielle, amélioration de la concentration et de la santé cardio-vasculaire), elle permettrait aussi de repenser la manière collective d’être au monde. Comment ? Selon Jacques Tassin (4), en favorisant les interactions et les collaborations, avec souplesse et capacité d’ajustement. En prenant son temps, en recyclant dans la sobriété. Loin de toute conception darwinienne, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, agronomes et biologistes, rappellent que les relations entre les espèces ne sont pas seulement fondées sur la compétition, la prédation, la loi du plus fort. Il existe une autre loi de la jungle, plus fondamentale : l'entraide (5).

Pour autant, gardons-nous de tout anthropomorphisme, prévient, à Paris (6), Francis Hallé, protecteur des forêts primaires et auteur du Plaidoyer pour l’arbre, car il empêcherait de s’étonner devant l’énigme de l’arbre. Or préserver l’altérité des arbres reste essentiel. Jean-Louis Doucet ne dit rien d’autre. " Croire qu’assimiler les arbres à des êtres humains va sauver la forêt est un leurre, et pleurer la disparition des dernières forêts dites vierges est d’une affligeante passivité. " Là-bas sous les Tropiques comme ici, gérer les forêts avec sagesse est possible.

 


 

(1)        L’Arbre Monde, Richard Powers, 10/18, 2018.

(2)        Leçon inaugurale Gembloux Agro-Bio Tech, 26 septembre 2019.

(3)        La Vie secrète des arbres, Peter Wohlleben, Les Arènes, 2017.

(4)        Magazine Symbioses 123. Réseau IDée www.reseau-idee.be

(5)        L’entraide, l’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, Les Liens qui libèrent, 2019.

(6)        Expo " Nous, les arbres ", Fondation Cartier, Paris, jusqu’au 5 janvier 2020.