Consommation

Le nudging, un marketing qui vous veut du bien ?

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Stéphanie Van Haesebrouck

Stéphanie Van Haesebrouck

Parfois agaçantes mais très utiles dans l’écosystème, même les mou­ches peuvent se faire "nudge". Il suffit d'en peindre une au fond d'un urinoir, comme cela s’est fait dans les toilettes de l’aéroport d'Amsterdam-Schiphol, pour inciter les hommes à ajuster leur tir. Conséquence : moins d’éclaboussures et une diminution des coûts de nettoyage ! Cet illustre nudge des années 90 dévoile toute la philosophie du nudging : inciter, à l’aide d’un dispositif simple et peu coûteux, un individu à adopter un comportement qui lui sera profitable.

De l’urinoir aux serviettes de bain

Sécurité, santé, finances, télécommunications, écologie... Le nudging peut prendre vie dans toute une série de domaines. Peindre des passages pour piétons en 3D peut réduire la vitesse des voitures et ainsi protéger les piétons. Customiser les ceintures de sécurité d’un car en mode "super héros" suffit à encourager les enfants à les porter. "Même un signe clairement visible pointant vers l’escalier à côté d’un ascensceur peut être considéré comme un nudge", explique Stephan Van den Broucke, professeur en psychologie à l’UCLouvain. Dans un but écologique et économique, on peut subtilement être incité à réutiliser les serviettes de bain mises à notre disposition à l’hôtel. Comment ? En nous informant que 75% des clients de cet hôtel (valeur délibérément exagérée) ont réutilisé les leurs plusieurs jours d’affilée. En Belgique, en 2017, le SPF Finances a récupéré 25 millions d’euros d’impayés en modifiant ses courriers de rappel. L’un d’eux expliquait que les impôts servent à financer les soins de santé... Ces exemples illustrent la diversité des domaines d’application des nudges mais aussi la variété des for­mes qu’ils prennent. Parfois, ils attirent l’attention (passage piéton en 3D), tantôt ils divertissent (ceinture super héros), à d’autres moments, ils jouent sur la norme sociale (serviettes de bain)…

Nos faiblesses comme leviers

Pour mettre au point leur méthode, les concepteurs du nudging – les américains Richard Thaler, économiste, et Cass Sunstein, juriste et philosophe – se sont inspirés de l’économie comportementale (1). À cheval entre l’économie et la psychologie, cette discipline étudie l'influence des émotions, de l’expérience, de l’en­tourage… dans la prise de décisions des individus. Verdict : nos choix sont plus irrationnels qu’on ne le pense mais comme on a tendance à les répéter, ils deviennent prévisibles. Il ne reste alors plus au "nudgeur" qu’à s’inspirer de nos faiblesses et à aménager le contexte en conséquence pour influencer nos comportements.

Le nudging a déjà une dizaine d’années. Mais on en parle bien plus depuis que Richard Thaler a reçu, en 2017, le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’économie comportementale. L’intérêt des gouvernements (David Cameron en 2010 pour le Roy­aume-Uni, Barack Obama en 2013 pour les Etats-Unis) a également contribué à la mise en évidence de cette discipline. En Belgique, cette technique est cependant encore peu mise en pratique.

Un outil plus qu’une solution miracle

"Le nudging séduit par sa mise en pratique simple et rapide. Inutile de réformer une loi, d’obtenir moult accords, de dépenser un budget colossal… Et l’effet est parfois bien supérieur à toutes les mesures politiques (en matière de santé ou autres) menées jusque-là", observe le psychologue. Pour autant, faut-il considérer le nudging comme LA stratégie à adopter pour dé­velopper des comportements favorables à la collectivité ?

D'aucuns dénoncent le cô­té manipulatoire du nudging. En sollicitant nos automatismes et en s’appuy­ant sur nos biais cognitifs, ces dispositifs agissent sans que nous en prenions conscience. Mais "nous sommes constamment manipulés et pas uniquement pour notre bien. Pourtant, là, nous ne nous en plaignons pas", rétorque l'expert de l'UCLouvain. Et d’ajouter : "Agir sans automatisme serait très énergivore". Certains estiment que le nudge ne peut être dévoilé pour fonctionner. Stephan Van den Brou­cke n’est pas aussi catégorique. On pourrait recourir à cette technique pour faire découvrir des alternatives aux citoyens et les laisser décider, en con­naissance de cause, des choix qu’ils opéreront demain. "On peut aussi se baser sur l’avis des principaux intéressés. Et à ce titre, les résultats d’une récente étude de l’UCLouvain montrent que la majorité des sondés pensent que le nudging peut favoriser la santé. Ils ont juste émis certaines conditions com­me le fait que l’objectif poursuivi soit connu ou que le nudge soit évitable et complété d’autres techniques".

Une autre critique fréquen­te à l’encontre des auteurs de cette technique tient à leur vision paternaliste. Si les gouvernements s’intéressent au nudging au point de l’utiliser, cela ne revient-il pas à laisser les pouvoirs publics convenir de ce qui est bon pour les citoyens ? Même si le nudge n’est pas coercitif, son utilisation ne ris­que-t-elle pas de stigmatiser les citoyens qui y résisteraient ? Stephan Van den Broucke reconnaît que le nudging pose de nombreuses questions relatives à l’éthique mais aussi aux con­ditions de réussite d’un nu­dge. Par exemple, le nudging fonctionne-t-il également lorsque le changement de comportement recherché est considérable ou que le produit que l'on souhaite promouvoir est inconnu ? Il planche d’ailleurs actuel­lement sur ce sujet avec des con­frères. Néanmoins il pense pouvoir déjà affirmer que le nudging doit être considéré comme un outil parmi d’autres et non comme LA recette miracle. Dans le domaine de la santé, on constate que les campa­gnes d’information et d’éducation ont leur utilité mais aussi leurs limites. Sinon, pourquoi compte-on encore tant de fumeurs ou de textos tapés au volant ? Et c’est là, que le nudge pourrait intervenir. L’éducation peut créer l’intention et le nudging faciliter le basculement de l’intention à l’action, jouer ce rôle de "coup de pouce". Enfin, le recours à cette technique ne doit nullement dispenser la mise en place de politiques de plus grande ampleur. Quoi qu’il en soit, "étudier davantage cette technique permettra de l’affiner et d'en faire un réel allié", conclut le professeur.


Coups de pouce pour la santé

Habiller un escalier de notes de piano et faire sonner chaque mar­che dès qu’on y pose le pied, apposer un logo sur les emballages alimentaires pour informer le con­sommateur de la qualité nutritionnelle d’un produit (nutri-score) : voici deux exemples de nudging appliqué au domaine de la santé. Le premier nous incite à privilégier l’escalier au détriment de l’escalator, le second nous aide à prendre conscience de nos choix alimentaires. Stephan Van den Broucke décrit une récente expérience en matière de nudging santé. (1) Objectif : savoir si le nudging peut augmenter la consommation de légumes oubliés et diététiquement intéressants. Au menu des restaurants de l’UCLouvain figuraient six soupes de légumes différentes. Avant l’ex­périence, celle aux salsifis n’était choisie que par 11% des consommateurs de soupes. Pendant une semaine, Valérie Broers, docteure en psychologie, auteure de l’expérien­ce, a alors proposé la soupe aux salsifis en dégustation. Résultat ? 43% des con­sommateurs de soupe ont opté pour cette sorte. La semaine suivante, alors que la dégustation s'était achevée, ils étaient encore 19% à la choisir, soit deux fois plus qu'avant l'expérience. Ces résultats laissent à penser qu’il est possible d’orienter les consommateurs vers des aliments sains mais aussi que ce comportement pourrait perdurer dans le temps. Cela étant, le professeur reconnait que peu d’études s’intéressent aux résultats du nudging sur le long terme. 


Ce qui entre en jeu dans nos choix

Loin d’être 100% rationnels, nos choix sont influencés par une série de facteurs (appelés biais) que l’on ne soupçonne pas. En voici quelques-uns sur lesquels le nudging peut s’appuyer. 

Le cadrage : nos décisions sont fortement liées à la manière dont les différentes options nous sont présentées. Dans un self-service, la place de la part de gâteau par rapport à celle du fruit peut fortement nous inciter à nous servir de l’un plutôt que de l’autre.

L’ancrage : nous nous référons souvent à la première information reçue pour juger des informations complémentaires. Même si elle est ajustée par la suite, un décalage persistera entre la réalité et la perception qu’on en a. Par exemple, si un patient est persuadé qu’un médicament n’est pas efficace, en changer le conditionnement, la posologie ou son contexte de prise pourrait modifier cette première impression.

La représentativité : on a tendance à juger de la probabilité d’un événement en se fiant à la récurrence d’é­vénements similaires. Il en va de même pour des prédictions et généralisations réalisées à partir de modèles similaires, sans mesures objectives ou statistiques. En s’appuyant sur son expérience de praticien, un médecin pourrait, par exemple, interpréter à tort un signe clinique comme représentatif d’une maladie particulière ou omettre de vérifier si ce symptôme n’apparait pas dans une autre pathologie qu’il n’a jamais ou peu rencontrée.

L’aversion pour la perte : nous attachons plus d’importance à la perte qu’à un gain de même valeur. Si on nous dit qu’en ne diminuant pas notre thermostat de 1°C, nous perdrons 300 euros par an, nous réagirons plus volontiers que si on nous précise qu’en diminuant notre thermostat de 1°C, on gagnera 300 euros par an.

Le statu quo ou l’inertie : ce biais se traduit par le fait de vouloir maintenir une situation dans son état actuel. Si de nouveaux éléments sont susceptibles de modifier la situation, on aura tendance à s’opposer à ce changement et à maintenir la situation en l’état. On a, par exemple, tendance à laisser en l’état les paramétrages par défaut d’un téléphone ou à faire con­fiance aux réponses déjà cochées d’un formulaire que l’on doit compléter.