Vie sexuelle et affective

Sous la ceinture et sur le cœur

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L'expression des émotions, plus difficile chez l'homme que chez la femme. Un lieu commun ?
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L'expression des émotions, plus difficile chez l'homme que chez la femme. Un lieu commun ?
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Un groupe de jeunes quinquagénaires réunis pour un repas, un soir de printemps. Autour de la table, les convives sont agités de grands éclats de rire. C'est que l'un d'eux,

Xavier (prénom d'emprunt), explique avec images et détails un examen médical invasif subi récemment pour la première fois : l'introduction d'un tube dans son anus pour une inspection intestinale (colonoscopie). à la stupéfaction de l'équipe soignante, il a refusé l'anesthésie malgré l'avertissement de l'infirmière : "Vous aurez aussi mal que pour un accouchement". Il a tenu bon, mais a souffert le martyre. à la fin de son récit, enrichi de détails truculents, il avoue ne pas avoir trouvé de réponse à la question – "Pourquoi diable me suis-je infligé cette torture ?". Et surtout, il livre un message plus sérieux à ses amis – "Surtout, ne faites jamais comme moi !".

Que se serait-il passé si Xavier avait pu parler de la trouille bleue que lui inspirait cet examen ? S'il avait pu s'épancher, ne fût-ce qu'un bref instant, auprès d'un proche ou d'un intervenant de santé ? Nul ne sait. Mais voilà : les hommes, dit-on, ne parlent pas – ou si peu, si mal, si difficilement – de leurs émotions, en particulier liées à leur intimité uro-génitale. Si les plus de 50 ans se résignent – en théorie – à un toucher rectal annuel pour contrôler l'état de leur prostate, c'est souvent d'un rire gras ou gêné qu'ils évoqueront ensuite entre amis cet examen intrusif. à moins qu'ils ne le contournent très prudemment s'il s'annonce dans une conversation. "Le rire est une sorte de code, explique Sophie Liebermann, sexologue clinicienne et psychothérapeute. Je ne suis pas sûre qu'une mammographie soit moins désagréable; beaucoup de femmes trouvent cet examen pénible. Mais il est vrai qu'elles pourront généralement en parler entre elles, comme de bien d'autres choses intimes, et trouver du soutien réciproque. Plus facilement que les hommes, elles y mettront des mots sur le mode ‘partage’ et ‘empathie’ : ‘moi aussi, j'ai connu cela’, alors que les hom­mes, tout en se comprenant entre eux, utiliseront plus facilement le registre d'une certaine compétition ou surenchère : "Oui, mais moi, je…". 

La solitude des hommes

En cause, à nouveau, cette vieille histoire de "l'Homme venu de mars" et la "Femme venue de vénus", évoquée dès 1999 par le psychothérapeute américain John Gray ? "Ce n'est ni aussi simple, ni aussi caricatural, nuance la clinicienne. Chez l'homme, ce n'est pas une question d'égo mal placé qui joue, mais bien d'accès plus complexe à la parole et à la verbalisation des émotions, particulièrement sur ce qui se passe dans son corps. Peut-être parce que des siècles d'éducation lui ont forgé l'image d'un être d'action, habitué à se débrouiller seul. Face à un problème sexuel ou lié à son intimité, l'homme est ainsi plus vite désemparé qu'une femme. Beaucoup d'hommes vivent un grand isolement (qu'ils soient en couple ou pas). L'expression de cette solitude est parfois très touchante et les amène à découvrir qu'ils peuvent éprouver des émotions – par exemple infantiles – auxquelles ils croyaient ne plus avoir accès".

Cet isolement masculin, cette solitude face à l'intime sont précisément ce que veut rompre Victoire Tuaillon, journaliste française d'une trentaine d'années, deux fois par mois dans son podcast "Les couilles sur la table" (1). Après un an et demi de diffusion, celui-ci capte l'attention de quel­que 450.000 écoutants réguliers, parmi lesquels – semble-t-il – une majorité d'hommes et de femmes de moins de 35 ans. La masculinité sous toutes ses formes y est passée au scalpel. Parmi les thèmes déjà abordés : la contraception, l'éducation, la péné­tration, l'éducation virile, la masculinité noire, le cancer des testicules, l'éducation des enfants, le choix de la capote, le langage des hommes, etc. Avec ses in­vités masculins, Victoire Tuaillon tient des dialogues simples et directs, dénués de toute trace de vulgarité ou de volonté de choquer.

Féministe assumée, l'animatrice entend certes déconstruire la domination masculine, mais aussi libérer la parole des hommes tant au bénéfice de ceux-ci que de celui de leurs compagnes. Utilité publique assurée ! "Les hommes capables de tenir un discours cohérent, construit et fouillé sur leur propre masculinité sont très peu nombreux, commente celle qui avoue avoir été fascinée, à 16 ans, par la lecture de "King Kong Theorie" de Virginies Despentes. Alors que la socialisation des femmes les pousse à s'introspecter sans arrêt, les hommes eux ne sont pas encouragés à cela. Il faut les aider à exprimer les mille façons d'être un homme dans la société d'aujourd'hui".

Les femmes aussi

"Attention aux stéréotypes liés au genre, avertit toutefois Alexandra Hubin, consultante en sexologie aux Cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain). Je reçois des hommes qui réussissent parfaitement à exprimer leurs émotions, et des femmes qui n'y arrivent pas. De même, si les femmes ont plus d'opportunités que les hom­mes à aborder le sujet sexuel via leurs consultations gynécologi­ques, elles peuvent aussi avoir bien du mal à sortir de la sphère strictement organique pour abor­der la sphère plus intime de leur sexualité, même avec une gynécologue. Beaucoup souhaitent en parler mais attendent les questions. Nom­bre de gynécologues, craignant d'être intrusifs, ont du mal à les poser. Bref, on tourne souvent en rond…"

Les consultations gynécologiques ont au moins un avantage indéniable sur les consultations urologiques : elles commencent plus tôt dans l'existence, dès l'entrée dans l'adolescence. Elles se mènent aussi plus "naturellement" dans une dimension plutôt positive ou aussi prometteuse que la perspective d'une grossesse. Certes, là aussi, il faut nuancer : "Il arrive, précise Alexandra Hubin, que des adolescentes ou des jeunes femmes consultent dans le cadre d'une grossesse non-désirée ou d'une infection sexuellement transmissible (IST). Dans ce cadre, nulle place – ou si peu – pour vivre son intimité au corps ou au sexe comme un petit souci ordinaire, un simple questionnement voire une source de plaisir et de bonheur".

Quand la machine flanche

Mais chez l'homme, globalement, "c'est bien plus tard et lorsque la machine commence à se déglinguer que l'on consulte, commente Alexandre Peltier, responsable de la communication à la Société belge d'urologie. "Par exemple pour des problèmes urinaires ou un contrôle de prostate : des perspectives plus négatives que la jeune femme qui va trouver son gynéco. On n'en est plus, aujourd'hui, à cette époque pas si lointaine où l'on consultait son urologue comme on allait au confessionnal. L'émergence du sida a ouvert les esprits, de même que les campagnes de prévention sur le cancer de la prostate ou du testicule. Mais le sexe lui-même reste assez tabou pour les patients masculins. C'est souvent après un long détour qu'ils en viennent à aborder leur vraie préoccupation, au moment où on se lève et où la consultation a presque pris fin : "Ah oui, Docteur, j'ai encore une petite question…" Et, si un couple éprouve des difficultés sexuelles, il n'est pas rare que ce soit l'épouse ou la compagne qui emmène son partenaire à la consultation. En fait, le cabinet de l'urologue est souvent l'antichambre de celui du sexologue. On y vient en espérant y trouver une cause et un remède – par exemple une pilule de Viagra – qui annonce des résultats plus rapides et rassurants qu'une prise en charge thérapeutique".

Les jeunes jouent plus franco

Exception notable à la pudeur ou à la gêne masculine : les jeunes hommes, qui y vont plus franco dans leur approche. "L'abondance d'informations sur Internet est telle, constate le Dr Peltier, qu'ils ont préparé la consultation et tournent moins autour du pot que leurs aînés. Leurs questions sont plus directes". Un avantage sur l'ancienne génération, certes, mais qui a son revers à cause de la surabondance de prescrits normatifs, insufflés notamment par l'accès aisé aux ima­ges pornographiques. "Sur cet aspect, les hommes sont finalement peu différents des fem­mes, observe Alexandra Hubin. Ils connaissent parfaitement le côté chiqué et fabriqué des images présentes sur le Net (ou, pour les fem­mes, dans les magazines féminins "photoshopés"). Mais c'est plus fort qu'eux : même en parfaite connaissance de cause, ils sont portés par un élan d'imitation qui leur donne des complexes".

De quoi faciliter la démarche d'une consultation vers le spécialiste de la sphère uro-génitale ? Ou, au contraire, la rendre plus difficile ? "Tout dépend de la personnalité du patient. S'il met la barre trop haut, il sera d'office découragé ou craindra – à tort, évidemment ! – la moquerie ou le jugement du praticien. Pour d'autres, au contraire, cela facilitera la démarche du premier pas". Qui, nos interlocuteurs en conviennent, reste globalement plus difficile pour les hom­mes. Au point, si l'on en croit diverses anecdotes, de vérifier préalablement qu'ils seront seuls dans la salle d'attente du sexologue, de préparer un petit copion pour "être sûr de ne rien oublier" ou encore de "faire quasiment un exposé magistral sur leur trouble". C'est fou, la créativité des hommes pour se mettre à l'aise…