Soins de santé

Des pirates dans nos hormones

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© PHANIE BELGAIMAGE
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Même si elle est restée très peu commentée dans l'actualité, la date du 16 janvier 2015 marquera peut-être un moment important pour notre santé à tous, dans l'Union européenne. C'est ce jour-là, en effet, que s'est clôturé le décompte des citoyens se déclarant inquiets des effets sur la santé des perturbateurs endocriniens, via une pétition initiée par un groupe d'associations environnementales et de professionnels de la santé.

Aux quatre coins de l'Union, les Européens sont près de 27.000 à réclamer à la Commission une définition claire et nette de ces produits chimiques dont les effets ravageurs ont été évalués à 31 milliards d'euros annuels (dont 1,2 milliard sur la seule fertilité masculine) (1). Car, sans définition, pas de réglementation possible. Et sans réglementation, pas d'interdiction ni de protection de la santé. Il y a du pain sur la planche...

Si le chiffre de 27.000 signataires peut sembler dérisoire à l'échelle européenne, il faut savoir que les gouvernements des Vingt-huit s'impatientent eux aussi, plus officiellement. Une réglementation était annoncée pour la fin 2013. Or on ne voit rien venir... Dans la foulée de la Suède, vingt-et-un pays s'apprêtent à déposer plainte auprès de la Cour européenne de justice, afin que la Commission cesse de tergiverser.

Des polluants omniprésents

De quoi tout ce beau monde s'inquiète-t-il ? De l'omniprésence des perturbateurs endocriniens. Ces produits sont dans nos assiettes, sur nos vêtements, dans les canettes et les récipients alimentaires, dans les cosmétiques, sur les revêtements de nos meubles et appareils les plus divers, etc. (lire l'encadré ci-dessous). Si le Bisphénol A, désormais banni des biberons, est probablement le plus connu, il en existerait quelque 850. Nous y sommes exposés en permanence, à des doses sou vent très faibles, par inhalation, par ingestion ou par la peau. Pas besoin de pousser son premier cri pour entrer en contact avec eux : les molécules transitent de la mère à l'enfant par le sang et par le liquide amniotique; puis, après la naissance, par l'allaitement. "À l'heure actuelle, dans les pays industrialisés, le fœtus humain est déjà exposé à environ une centaine de substances chimiques", s'inquiète le docteur Jean-Pierre Bourguignon, enseignant en endocrinologie pédiatrique à l'Université de Liège (ULg) et coprésident d'un groupe spécialement créé au sein de la très sérieuse "Endocrine Society" pour sensibiliser les décideurs européens aux perturbateurs hormonaux.

Pendant longtemps, on a cru - ou espéré - que les doses faibles, voire infinitésimales, aux quel les nos organismes sont exposés, ne nous menaçaient pas d'effets délétères. Et que seule la faune - oiseaux, reptiles, mollusques... - était susceptible d'être frappée par des phénomènes aussi bizarres que la fragilisation des coquilles d'œufs, l'apparition d'hermaphrodisme (soit un individu porteur des deux sexes) ou la survenue d'anomalies dans le développement des organes sexuels. Aujourd'hui, on compte par centaines les travaux scientifiques suspectant ou pointant directement le rôle de ces perturbateurs dans une série de pathologies humaines : développement anormal des organes sexuels (cryptorchidie, hypospadias), diminution de la fertilité masculine, cancers (testicule, prostate, utérus et sein). Et, ces dernières années, de nouvelles affections sont de plus en plus pointées comme ayant un lien possible avec les perturbateurs hormonaux : obésité, diabète (type 2), autisme, troubles de l'attention, etc.

Principe de précaution

Bien sûr, toutes ces pathologies sont typiquement liées à des causes multifactorielles. De plus, il suffit qu'on change la manière de les identifier ou de les répertorier, ou que le dépistage y prête une attention plus soutenue, pour obtenir une impression tronquée, voire faire mentir les statistiques. Seulement voilà : "la période de latence de ces maladies peut s'étaler sur plusieurs décennies, commente le Dr Bouguignon. Si l'on veut établir la preuve formelle de la toxicité de ces produits en médecine humaine et épidémiologique, on perd alors, en termes de prévention possible, une génération entière !" Il ajoute que cette logique de preuve absolue, régulièrement évoquée par les lobbies in dus triels (jusqu'au cœur des débats avec la "Commission Juncker") (2), est sans doute impossible à obtenir tant le champ d'étude est vaste. Rien que les effets "cocktails" (démultiplicateurs), liés à l'influence simultanée de plusieurs produits, constituent un énorme champ d'études.

En tout cas, une chose est sûre. Progrès des connaissances épigénétiques aidant (3), la toxicologie traditionnelle vacille sur ses bases face à ces perturbateurs hormonaux. Depuis plus de quatre siècles, elle se base sur le principe dit de "Paracelse": "Plus la dose d'un produit chimique est élevée, plus l'effet est important, de même que la probabilité d'un effet indésirable".

Aujourd'hui, ainsi que le relevait le Conseil supérieur de la Santé (CSS) en mai 2013, il faut tenir compte pour certaines molécules de l'existence probable de "fenêtres d'exposition". Comprenez : ce n'est plus seulement la dose qui fait le poison, c'est aussi la période à laquelle on est exposé. Or les périodes de développement les plus fragiles, notamment pour le cerveau, sont connues : gestation, allaitement, adolescence et sénescence. En outre, il arrive que des doses faibles s'avèrent plus actives que des doses élevées.

Conclusion du CSS: "aucun seuil de sécurité ne s'applique aux perturbateurs endocriniens". Traduction : la notion de "seuil d'exposition", à partir duquel une substance ne développe plus aucune toxicité, bat de l'aile. Celle-là même qui fonde les normes "acceptables" de ce que nous mangeons, buvons et respirons chaque jour.

Comment limiter son exposition personnelle ?

Quelques bonnes nouvelles… Les dioxines sont en diminution dans l'air. Les PCB sont interdits depuis de longues années. De même que, plus récemment, le Bisphénol A dans les biberons. L'usage des pesticides - certains sont des PE - est de plus en plus corseté. Il n'empêche : les perturbateurs endocriniens sont encore présents un peu partout. Y échapper totalement est impossible. Mais diminuer son exposition, particulièrement celle des futures mamans pendant la grossesse et celle des jeunes enfants, est possible (1). Comment ?

  • Éviter de porter - ou de faire porter à son enfant - des vêtements neufs non lavés. Même précaution pour les draps et les linges de toilette.

  • Bannir tous les désodorisants et autres "parfums" intérieurs, qui libèrent des substances toxiques.

  • Lire les étiquettes. De plus en plus de cosmétiques sont vendus "sans parabènes", notamment les shampoings. À noter : des déodorants anti-allergie, vendus en pharmacie, en contiennent encore.

  • Éviter de stocker des aliments chauds ou de réchauffer ceux-ci au four micro- ondes dans des récipients plastiques non explicitement prévus à cette fin. Préférer des récipients en verre, en acier inoxydable ou en terre cuite.

  • Ne pas manger plus d'une fois par semaine de grands poissons prédateurs (thon, espadon), qui accumulent les toxiques dans leurs tissus.

  • Limiter les aliments industriels porteurs des mentions E218, E219 et E320.

  • Privilégier les fruits et légumes non-traités, certains pesticides étant des perturbateurs.

  • Éviter le mâchonnement par les enfants de vieux jouets en plastique et/ou peints.

  • Éviter de porter ses doigts à la bouche après la manipulation de tickets de caisse.

  • Limiter la consommation de produits en canette ou boîte de conserve.

Partout et à usages multiples

Les perturbateurs endocriniens (PE) peuvent être des parabènes. Ils aident alors à lutter contre les bactéries et les champignons. On en trouve notamment dans les médicaments et les cosmétiques de type crèmes de rasage et hydratantes, gels, shampoings, etc.

Il peuvent aussi être des phtalates, servant à assouplir les jouets et objets en plastique, mais aussi dans la confection de colles, encres, peintures, désodorisants d'intérieur, etc.

Les polluants organiques persistants (POP's) sont également des PE: dioxines, furanes, PCB (polychlorobiphényles) et HAP (hydrocarbures).

Autre catégorie : les produits polybromés, utilisés en tant que retardateurs de flammes dans l’industrie textile, les meubles et les appareils électriques et électroménagers.

Les produits perfluorés, eux, aident au revêtement des ustensiles et du matériel de cuisine, à l'imperméabilisation des vêtements ou des chaussures. Ils ont aussi des propriétés hydrofuges, anti-taches et anti-graisse.

Les alkylphénols sont appréciés dans les processus industriels pour leurs propriétés mouillantes et dispersantes. Ils servent également de détergents, d’additifs dans les carburants, de retardateurs de flammes, etc.

Certains pesticides sont également des perturbateurs endocriniens, de même que le Bisphénol A, utilisé notamment dans les récipients alimentaires. De même que (probablement) le Bisphénol S, l'un de ses substituts.