Droits sociaux

Quand la loi exclut certains assurés sociaux

Pour bénéficier d’indemnités d’incapacité de travail, il faut notamment avoir été jugé apte au travail lors de son entrée sur le marché de l’emploi. Tout en restant très minoritaires, les refus d’indemnisation sur base de cette condition ont tendance à augmenter. Des situations souvent singulières et pénibles sur le plan humain et social qui ont interpellé le service social de la Mutualité chrétienne et l’asbl Altéo.

7 min.
Joëlle Delvaux

Joëlle Delvaux

Josiane, 29 ans, vit seule. Elle a obtenu avec difficultés un graduat en chimie en raison de multiples hospitalisations durant ses études. Demandeuse d’emploi indemnisée, elle a cherché désespérément du travail pendant des années. Hospitalisée suite à une grave dépression, elle est diagnostiquée comme atteinte de troubles bipolaires et introduit un certificat d’incapacité à sa mutualité. Après quelques semaines, le verdict tombe : elle ne peut bénéficier d’indemnités car elle n’a jamais travaillé et n’a donc pu démontrer son aptitude à travailler. Une demande d’allocations pour personnes handicapées est en cours, avec l’aide du service social.

Christophe, 24 ans, diplômé de l’enseignement inférieur professionnel, a eu un parcours scolaire difficile. Après plusieurs stages “qualifiants” et une petite expérience professionnelle dans l’entreprise familiale, il s’inscrit comme demandeur d’emploi et bénéficie d’allocations d’attente sur base de ses études. Atteint d’une maladie génétique rare entraînant des difficultés sociales et comportementales, il introduit un certificat médical à sa mutualité à la suite d’un état de fatigue excessif. Son état antérieur est évoqué par l’INAMI en raison de ses problèmes médicaux pouvant expliquer ses difficultés scolaires et d’insertion dans l’emploi. Il est dès lors renvoyé vers le chômage…

Très souvent, les personnes exclues en raison de leur état antérieur ont des problèmes de santé mentale.

Ces situations (avec noms d’emprunt), que nous avons choisies volontairement limites pour introduire le débat, sont plus fréquemment qu’hier rapportées aux services sociaux de la Mutualité chrétienne. Les travailleurs sociaux sont ainsi plus souvent interpellés par des membres à qui la reconnaissance d’une incapacité de travail a été refusée en conséquence de la référence faite à la notion d’état antérieur (1).

Cette question ne laisse pas non plus indifférents les médecins-conseils des mutualités ni les experts désignés par les instances juridiques dans le cadre des litiges aboutissant devant les juridictions du travail, loin de là.

Le 5 mai dernier, la Mutualité chrétienne et Altéo, mouvement des personnes malades, valides et handicapées, ont d’ailleurs organisé ensemble une journée d’étude à Namur pour faire le point sur cette question et proposer des pistes d’action pour sortir par le haut des difficultés actuelles vécues sur le terrain.

De quoi s’agit-il ?

Pour être reconnu incapable de travailler et bénéficier d’une indemnité d’incapacité de travail dans le régime des salariés, le travailleur doit remplir trois conditions. Premièrement, il doit avoir cessé toute activité (2).

Deuxièmement, son incapacité de travail doit être la conséquence directe du début ou de l’aggravation de lésions ou de troubles fonctionnels.

Et troisièmement, ces lésions et troubles doivent entraîner une réduction de la capacité de gain à un taux égal ou inférieur au tiers de ce qu’une personne de même condition et de même formation peut gagner par son travail.

Ces trois conditions sont inscrites dans le fameux article 100§1. Un article central sur lequel doit se baser le médecin-conseil de la mutualité, appelé à se prononcer lorsqu’il reçoit un certificat d’incapacité de travail d’un assuré, pour quelque raison que ce soit.

« En fait, c’est en 1982 qu’a été introduite dans la législation l’exigence d’un lien de causalité direct entre les troubles et/ou lésions et l’arrêt de travail, précise Etienne Laurent, médecin-conseil à la Direction médicale de l’Alliance nationale des Mutualités chrétiennes (ANMC). Dans un contexte de crise et après plusieurs arrêts de la Cour de Cassation, le gouvernement fédéral visait à exclure du régime de l’assurance soins de santé invalidité (ASSI) les personnes souffrant de problèmes de santé antérieurs à leur arrivée sur le marché du travail et qui, en définitive, n’avaient jamais été aptes à travailler ».

Cette précision légale n’a pourtant pas changé les pratiques pendant de très nombreuses années. Mais depuis 1995, en conséquence d’une attention plus particulière de l’INAMI sur cette question, les exclusions de personnes en incapacité de travail sur la base de cette notion d’état antérieur sont en augmentation. De même que les recours devant les tribunaux du travail. Mais force est de constater que la jurisprudence actuelle confirme le plus souvent ces exclusions.

Dans certains cas, l’exclusion vient après 10 ans de chômage ou d’invalidité.

Un profond malaise

« Au travers des différents témoignages, apparaît un net sentiment de malaise chez les intervenants sociaux et médicaux, précise Serge Jacquinet, Responsable du service social à l’ANMC. En effet, dans certains cas, l’exclusion vient après 10 ans de chômage ou d’invalidité, à l’occasion d’un incident de parcours: hospitalisation, accident, changement d’organisme assureur, convocation au Conseil médical de l’invalidité de l’INAMI (3). Dans les situations que nous avons relevées, la moyenne d’âge est de 30 ans ! ».

Il ajoute : « L’application stricte de l’article 100 représente souvent un risque de faire glisser les personnes de la sécurité sociale (assurance soins de santé et invalidité, chômage) vers l’aide sociale (allocations pour handicapés, revenu d’intégration) où il y a enquête sur les revenus ».

Ces décisions sont donc lourdes de conséquences sociales et financières pour les personnes. Sans parler de l’imbroglio administratif auquel elles devront faire face, bien souvent rejetées d’un organisme social à un autre, les systèmes d’aide sociale n’intervenant de toute façon que lorsqu’ils ont la garantie que les droits à la sécurité sociale sont épuisés...

L’augmentation des situations d’exclusion liées à l’article 100 s’expliquerait en partie par le fait que l’assurance chômage fait ressurgir des situations d’absence de réelle disponibilité sur le marché du travail qui s’y trouvaient cachées depuis des années.

« Dans ce secteur, certaines situations limites ont été tolérées en créant une catégorie particulière de chômeurs (ceux pour qui est mise entre parenthèse leur obligation de chercher un emploi pour raison de santé avec plus de 33% d’incapacité) ou simplement par l’absence de vérification de l’aptitude au travail lors de l’admission au chômage, observe Serge Jacquinet. Mais cette situation tend à changer avec l’instauration des plans d’accompagnement à destination prioritaire des jeunes demandeurs d’emploi ».

Un constat partagé par Paul Palsterman, juriste au service juridique de la CSC, qui confirme que depuis que l’ONEm s’occupe de manière plus active des chômeurs et s’intéresse davantage à leurs aptitudes au travail, certains sont exclus du chômage et renvoyés vers leur mutualité.

Des personnes fragilisées

« C’est un drame lorsqu’on se trouve face à des jeunes adultes dont le parcours est jalonné de difficultés scolaires et familiales et qui n’ont jamais vraiment pu s’insérer sur le marché du travail en raison de problèmes de santé au sens large. Phobies sociales, dépressions, assuétudes, problèmes psychiatriques plus ou moins graves… autant de situations parmi d’autres auxquelles nous sommes confrontés dans notre travail, témoigne Geneviève Monville, Médecin-conseil principal à la MC de Liège et à la MC de Verviers et d’Eupen. Souvent refoulés du chômage, sans expérience professionnelle probante, ils ne peuvent être considérés comme invalides au sens de la loi. Mais nous sommes bien démunis par rapport à ces situations, d’autant que le contexte économique et les exigences du marché de l’emploi ne sont pas favorables pour ces personnes fragilisées ».

Très souvent, les personnes exclues de l’ASSI en raison de leur état antérieur ont des problèmes de santé mentale où l’incapacité au travail est particulièrement difficile à évaluer, notamment lorsque les pathologies se manifestent au début de l’âge adulte.

« Pourquoi les personnes souffrant de problèmes “psy” au sens large posent-elles si souvent problème pour la reconnaissance de leur incapacité ? » s’interrogent des travailleurs sociaux de la MC qui ont travaillé ce sujet dans une commission “signal”.

Et de conclure : « Si chacun doit prouver sa capacité de gain et donc s’adapter au marché du travail et à son évolution, la société ne doit-elle pas, elle aussi, prouver sa capacité à intégrer les personnes fragilisées, en les reconnaissant pleinement dans leurs efforts d’insertion et en leur proposant des mesures adaptées, tant en ce qui concerne la formation et l’emploi que l’intégration sociale au sens large ? »


Des propositions concrètes

Pour évaluer si la personne qui fait une demande d’indemnité avait une capacité de gain suffisante au moment d’entrer sur le marché de l’emploi, le médecin-conseil se base sur une série d’éléments comme l’existence de contrats de travail, le type d’études réalisés, la rentrée de bons de cotisations à la mutualité, etc.

Cet exercice est souvent difficile surtout quand la question se pose des années après l’entrée sur le marché du travail. Le médecin-conseil ne dispose pas toujours de toutes les informations qui lui permettraient d’y voir clair. Les stages, le travail d’étudiant, l’occupation sans contrat de travail dans l’entreprise familiale peuvent-ils être pris en compte ?

L’inscription au chômage est-elle une preuve que la personne ait eu une capacité de gain ? Pas au sens de la jurisprudence. Les médecins-conseils ont bien des balises mais il subsistent toujours des situations limites.

« Il serait préférable de fixer légalement à 18 ans le moment où l’on juge la capacité de gain de la personne en lieu et place de cette notion d’entrée sur le marché qui est très floue et peut tellement varier d’une personne à l’autre, propose Etienne Laurent, médecin-conseil à la direction médicale de l’ANMC. Un critère uniforme est d’autant plus important que de nombreuses maladies psychiques comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires commencent ou se révèlent au début de l’âge adulte ».

Actuellement, les personnes sont bien souvent renvoyées d’un organisme à l’autre et n’arrivent pas à s’y retrouver dans le dédale administratif pour faire valoir leurs droits. Créer un guichet unique permettrait d’éviter ces parties de ping-pong qui laissent les personnes dans l’insécurité durant des mois, voire des années.