Incapacité

Les méandres du trajet de réintégration

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Joëlle Delvaux

Joëlle Delvaux

Instauré en décembre 2016 par le gouvernement fédéral (1), le trajet de réintégration professionnelle vise à accompagner et aider les travailleurs reconnus en incapacité de travail (IT) à reprendre le chemin du travail dès que leur état de santé le permet et ce, dans les meilleures conditions possibles. En 2017, seules étaient concernées les personnes dont la durée d'incapacité était relativement courte (quelques mois tout au plus). Mais depuis janvier 2018, la mesure a été étendue à toutes les personnes en IT, y compris les invalides (plus d'un an d'incapacité). Ce qui n'est pas sans conséquence, comme on le lira plus loin.

La demande de trajet

Pour bien comprendre le trajet de réintégration, remontons au début de l'IT. Le travailleur salarié tombe malade, est accidenté ou hospitalisé. Il perçoit d'abord un salaire garanti de son employeur – pendant un mois s'il est employé ou 14 jours s'il est ouvrier. Si l'incapacité se prolonge au-delà, il peut alors bénéficier d'une indemnité versée par sa mutualité. La première étape du processus débute deux mois après la déclaration de l'IT à la mutualité. Le médecin-conseil examine le dossier médical du patient pour voir si un trajet de réintégration est indiqué dans sa situation. Il prend en compte sa patho logie, son état de santé, ses capacités restantes et le type de travail qu'il exerce. S'il estime la reprise du travail possible moyennant un travail adapté, une autre fonction ou un recyclage, il oriente alors le patient vers le médecin du travail de son entreprise.

Chez le médecin du travail

La seconde étape est la visite du travailleur chez le médecin du travail. On vient de le voir, la demande de trajet de réintégration peut être initiée par le médecin- conseil de la mutualité. Mais elle peut aussi l'être par le travailleur, de sa propre initiative. Cette démarche peut être opportune notamment lorsque la personne se sent prête à retravailler mais pas dans les conditions de travail qu'elle a connues avant son incapacité. Il lui est con - seillé d'en parler préalablement avec son médecin traitant (2) ou son médecin- conseil. Le dernier acteur à pouvoir effectuer une deman de de trajet de réintégration est l'employeur. Cette procédure est autorisée dès que l'incapacité atteint quatre mois ou en cas d'incapacité définitive. Mais le travailleur n'est pas tenu de se présenter chez le médecin du travail qui le con voque à une visite.

Cinq options possibles

Faisant suite à la demande de trajet, le médecin du travail envisage les possibilités de réintégration du travailleur en fonction de son état de santé. Pour ce faire, il peut procéder à un examen médical, contacter le médecin traitant et/ou le médecin-conseil, demander l'avis de conseillers en prévention…

Le médecin du travail prend alors une des cinq décisions suivantes :

  • le retour à l'ancienne profession est possible à terme et, dans l’intervalle, le travailleur peut exercer un travail adapté ou une autre activité (décision A) ; 
  • le retour à l'ancienne profession est possible à terme mais, dans l’intervalle, un autre travail ou un travail adapté n'est pas envisageable (décision B); 
  • le travailleur est définitivement inapte pour le travail con venu mais il est encore capable d’effectuer un autre travail ou un travail adapté dans l'entreprise où il est sous con - trat (décision C); 
  • le travailleur est définitivement inapte et n’est pas capable d’effectuer un travail dans l'entreprise où il est sous contrat (décision D); 
  • pour des raisons médicales, il n’est pas (encore) opportun d’entamer un trajet de réintégration (décision E).

Le médecin du travail informe le travailleur et l'employeur de sa décision par courrier. Il informe aussi le médecin-conseil s'il ne voit aucune possibilité de travail adapté ou s’il propose une reprise partielle. Si le tra vailleur n'est pas d'accord, il peut introduire un recours au tribunal du travail contre les décisions C et D.

Du trajet au plan

Sur la base de la proposition du médecin du travail, l'employeur élabore un plan de réintégration. Ce plan détaille les adaptations à apporter au poste de travail et/ou à la situation professionnelle. Lorsque l'inaptitude est temporaire (décision A), le plan doit être établi dans les 55 jours. Quand l'inaptitude est définitive mais qu'un autre travail peut être envisagé (décision C), le délai est d'un an. Lorsqu'il reçoit ce plan, le travailleur dispose de 5 jours ouvrables pour répondre. En cas de refus, il doit se justifier par écrit. Il s'expose cependant à un licenciement pour force majeure médicale s'il a antérieurement été déclaré inapte au travail.

Toutefois, l'employeur peut refuser d'établir un plan de réintégration parce qu'il estime techniquement ou objectivement impossible ou déraisonnable de proposer un travail adapté ou une autre activité au travailleur. Il doit expliquer sa décision par écrit. Le caractère "raisonnable" ou déraisonnable" du refus est une question de faits qu'un juge peut trancher en cas de contestations. En cas d'inaptitude définitive, s'il estime ne rien avoir à proposer comme activité au travailleur, l'employeur peut lui donner son C4 pour force majeure médicale, sans paiement d'indemnités de licenciement. Cela ne veut pas dire pour autant que le travailleur se retrouve demandeur d'emploi. Le médecin- conseil de la mutualité reprend le dossier et peut estimer que l'invalidité se poursuit.


Un trajet sur deux demandé par l'employeur

La CSC est inquiète à la lecture des chiffres que lui ont livré 5 services externes de prévention et de protection du travail (couvrant ensemble près de 70% des travailleurs et 75% des employeurs). Pour les six premiers mois de cette année, sur les 9.058 projets de réintégration entamés, près de la moitié émanent de l'employeur alors qu'ils ne représentaient qu'un quart des demandes l'année passée. Et 70% des trajets débouchent sur la décision d'inaptitude à reprendre le travail chez l’employeur, même adapté (décision D).

"L'effet pervers que l'on craignait se confirme, observe Laurent Lorthioir, attaché au service entreprise du syndicat chrétien. Le fait d'avoir étendu aux invalides le trajet de réintégration est utilisé par un certain nombre d'employeurs pour nettoyer leur liste de personnel. On voit que le but principal de cette législation – la "réintégration" des travailleurs – n’est pas atteint puisqu’il s’apparente mène, dans la majorité des cas, à un licenciement pour force majeure médicale, avec l’impact psychologique et social que l’on connaît pour le travailleur licencié et malade de surcroît".

Les demandes de trajet formulées par les travailleurs eux-mêmes, quant à elles, restent importantes (40%) même si elles sont en forte baisse (66%) par rapport à 2017. "Cela montre qu’un certain nombre de malades de longue durée aspirent réellement à reprendre le travail", analyse Laurent Lorthioir... Mais peut-être sont-ils aussi mieux informés de l'existence d'une voie moins contraignante et plus prometteuse que le trajet de réintégration pour reprendre le travail : la visite de pré-reprise auprès du médecin du travail. "Cette visite est gratuite pour le travailleur. Celui-ci peut demander à ce qu'elle soit confidentielle s'il ne souhaite pas que l'employeur soit prévenu. La réintégration a bien plus de chance d'aboutir lorsqu'on privilégie le dialogue et qu'on se laisse du temps pour trouver des solutions", plaide-t-il.

Interview

"Un changement des mentalités est en train de s'opérer"

Philippe Mairiaux, Président du Collège national de médecine d'assurance sociale en matière d'incapacité de travail, évalue le trajet de réintégration, près de deux ans après sa mise en route.

En Marche : Quels sont les points positifs de cette mesure ?

Philippe Mairiaux : On sait qu'un arrêt de travail qui se prolonge est générateur de difficultés. La personne s'isole, perd confiance en elle, et sa mauvaise santé physique et mentale peut se dégrader davantage. Sans même parler des problèmes financiers. Le trajet de réintégration a donc cet objectif louable de vouloir briser ce cercle vicieux négatif lorsque les incapacités se prolongent. Pour la première fois aussi, un dispositif oblige le médecin- conseil, le médecin du travail et le médecin traitant à collaborer ensemble autour du patient. Des cloisonnements et des méfiances réciproques s'estompent progressivement. Un changement de mentalités est en train de s'opérer. On peut s'en réjouir.

EM : Quels problèmes identifiez-vous sur le terrain ?

Ph.M. : Les procédures sont lourdes et complexes. Des délais sont également à respecter qui sont, tantôt trop courts pour laisser le temps aux parties de trouver les solutions adéquates, tantôt trop longs, pénalisant des travailleurs victimes de législations qui ne s'articulent pas entre elles. Je pense ici aux personnes qui ne peuvent pas encore reprendre le travail chez leur employeur car le plan de réintégration est toujours en cours d'élaboration et qui apprennent entretemps que le médecin-conseil met fin à leur incapacité de travail. Elles se trouvent dans une situation catastrophique.

Les outils ne sont pas toujours au point non plus. Malgré des progrès informatiques, il reste des obstacles techniques pour que les médecins puissent s'identifier et communiquer aisément entre eux. On peut regretter aussi que la mesure n'ait été accompagnée d'aucun financement fédéral complémentaire. Les médecins du travail et les médecinsconseils étaient déjà surchargés et trop peu nombreux. Élaborer un trajet de réintégration, cela prend du temps.

EM : Réinsérer dans l'entreprise un travailleur qui est absent depuis des années, est-ce réaliste ?

Ph.M : Lorsqu'un travailleur est malade depuis 4-5 ans voire plus, ses chances de retourner à son travail sont réduites effectivement, surtout si le contexte professionnel a contribué en partie à son incapacité (burnout, harcèlement…). Parmi les malades de longue durée, on peut raisonnablement estimer que 10 à 20% pourraient reprendre le travail moyennant des adaptations, des formations … Pour les autres, c'est illusoire. Selon moi, les employeurs ne devraient pas avoir la possibilité d'introduire une demande de trajet pour les invalides. Seul le médecin-conseil de la mutualité devrait garder la main. Le dispositif n'est pas adapté à ces situations.

Pour en savoir plus ...

Plus d'infos sur www.mc.be/incapacite