Droits sociaux

Aides familiales : la juste distance

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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

"Et votre voyage à Rome, comment s'est-il passé" ?

Immobilisée dans son fauteuil, Lucienne, 90 ans, a la santé encore vaillante et peut faire porter sa voix jusqu'à la pièce voisine. Mais elle ne peut plus faire elle-même son ménage ni ses courses, une polyarthrite rhumatoïde allant jusqu'à lui empêcher de manier crayon ou stylo. Depuis la cuisine, Julie, 32 ans, aide-familiale, lui répond à haute voix tout en faisant l'inventaire des victu ailles présentes dans le frigo. À la ques tion posée, elle répond en détaillant l'une ou l'autre anecdote familiale vécue dans la capitale italienne. Depuis quatre ans qu'elles se voi ent une à deux fois par semaine, les deux femmes ont appris à se connaître.

Scène classique dans les foyers du pays : chaque jour, des milliers d'aides familiales apportent à domicile leur aide et leur écoute aux personnes isolées, âgées, en convalescence et/ou en difficulté pour organiser leur vie quotidienne en toute autonomie. Classique, sans doute, mais pas banale... Car Julie, forte de ses douze années d'expérience, sait comment gérer ce genre de situation : parler d'elle-même et répondre aux questions sur sa propre famille, sans se livrer pour autant à des confidences ; cantonner l'entretien sur le terrain de l'anecdote, en évitant de déborder exagérément sur sa vie privée. Un savant dosage, que les règles de fonctionnement internes aux services d'aides familiales aident à calibrer... "L'erreur classique des débutantes consiste à confier au bénéficiaire leur numéro de téléphone portable personnel alors que le passage par la centrale d'appel est pourtant obligatoire", confie-t-on dans un des services concernés.

Intimités dévoilées

Le lien est au cœur des professions d'aide à domicile, particulièrement celle d'aide familiale : sa nature, sa durée, sa constance, son degré de profondeur, etc. Il arrive que des circonstances extrêmes le mettent à mal (décès du bénéficiaire, violences, demandes malsaines, etc.) mais, le plus souvent, c'est dans le quotidien que le lien est le plus couramment questionné. Beaucoup de bénéficiaires souhaiteraient par exemple ne recevoir la visite chez eux que d'une seule et unique personne, limitant ainsi le nombre de liens à créer et à entretenir. Après tout, en ouvrant régulièrement la porte de son logis à une personne extérieure, on accepte de lui dévoiler une partie de son intimité matérielle mais aussi personnelle, familiale, relationnelle, etc. "Après plus d'une année, mon aide familiale avait fini par connaître mes habitudes et tous les recoins de ma maison, commente Louise, une Brabançonne de 91 ans. Des liens s'étaient créés, nous partagions de plus en plus de cho ses. Brusquement, elle a été affectée à d'autres tâches. Depuis lors, je vois défiler des têtes inconnues. Je dois chaque fois tout réexpliquer (...) ; cette instabilité est très fatigante à mon âge. Un jour, une aide familiale m'a expliqué : "Les services à domicile organisent les choses ainsi pour qu'on ne s'attache pas". Mais moi, j'ai besoin de quel qu'un à qui m'attacher, un soutien, un peu d'amitié !"

Dans les services chargés de coordonner ces aides aux particuliers, on est bien conscient de ce besoin de stabilité. Pour y répondre, il faut évidemment tenir compte de la disponibilité du personnel qui, très largement féminin, travaille fréquemment à temps partiel. Celui-ci consacre également du temps aux réunions d'équipe et aux formations. Si la volonté de rotation y est clairement assumée, ce n'est pourtant pas seulement pour une question de compatibilité des agendas des uns et des autres. C'est, aussi, pour conserver à la relation d'aide une nature 100% professionnelle. "Notre fil rouge est la qualité du service offert : celui-ci ne peut pas reposer sur les épaules d'une seule et unique personne qui, à tout moment, est susceptible de tomber malade, démissionner ou se retrouver elle-même dans une situation personnelle difficile", commente Christian Smetz, directeur général d'Aide et Soins à Domicile Liège-Huy-Waremme.

Les premiers jours de la relation d'aide sont particulièrement délicats à gérer. "Plus on traîne à installer la ro tation entre deux ou trois aides fa miliales régulières (rarement davantage), plus cette rotation est difficile à accepter par le bénéficiaire, explique Sylvie Gérard, Directrice du Département d'aide à la vie journalière dans la même zone. Surtout si l'aide à fournir n'est pas seulement ménagère mais s'oriente aussi vers les toilettes d'hygiène. La relation de confiance est pourtant indispensable à établir très rapidement. Car c'est d'elle que dépendra l'expression de besoins pas nécessairement émis lors de la demande initiale d'intervention. Nous essayons de choisir les intervenan tes en fonction de leurs affinités, compétences et centre d'intérêt spé- cifiques. Celles-ci, de toute façon, se retrouvent régulièrement en réunions d'équipe : un moment fondamental".

Sentir les limites

C'est dans ces réunions que se définissent le plan d'aide individuel et les objectifs à atteindre pour chaque béné - ficiaire. C'est là, surtout, que se règlent les situations peu ou prou délicates. Que faire, par exemple, lorsqu'une aide familiale croise "son" bénéficiaire le week-end dans une grande surface ou sur un marché, où elle pourrait être tentée d'intervenir en prolongement de son engagement professionnel ? Que faire, aussi, si l'aide familiale dispose d'un stock de vêtements à donner qui pourrait tomber à pic pour ses bénéficiaires ? Ou bien si son compagnon, bricoleur au grand cœur, se propose pour réaliser quelque menue réparation au domicile de l'un d'eux ? À l'inverse, comment l'aide familiale doitelle réagir à l'offre d'une "dringuelle" à la SaintNicolas ou à celle d'un ballotin de pralines en fin d'année ? Ou lorsque le bénéficiaire propose de se défaire à son avantage de quelques objets personnels qui encombrent son grenier ? Les exemples ne manquent pas, certains se déclinant sur un registre nettement plus émotionnel : jusqu'où aller dans l'accompagnement d'une famille qui vient de perdre un parent, a fortiori lorsque l'aide familiale connaissait celui-ci depuis de longues années ? Se rendre aux funérailles, soit. Mais participer, aussi, au partage de sandwiches en famille qui fait suite ?

Certes, la relation d'aide de proximité est balisée par une série de dispositions légales et déontologiques. Il est par exemple interdit au personnel de recevoir le moindre don ou cadeau, si menu soit-il (pour ne pas alimenter une relation intéressée), de tutoyer les bénéficiaires (pour garder la distance nécessaire), de leur donner le numéro de téléphone portable (pour éviter des appels intempestifs, particulièrement chez les personnes sujettes à confusions mentales), etc. "Nous devons protéger la personne bénéficiaire mais aussi notre propre personnel, par exemple contre le risque de burn-out ou de situations trop chargées sur le plan psycho-émotionnel, précise Christian Smetz. Mais, si identifier une relation qui est allée trop loin est relativement aisé, identifier le moment précis où cela bascule est beaucoup plus compliqué !"

Un regard commun permanent

Pour aider à cette détection, les services d'aide familiale misent sur les réunions d'équipe mensuelles (intra - et interdisciplinaires), mais aussi sur l'organisation régulière de formations thématiques (on y parle "déontologie", "personnes âgées", "assuétudes"…). Ou encore sur la possibilité de concertations individuelles avec l'assistante sociale responsable ou avec des formateurs extérieurs (spécialisés notamment dans l'accompagnement au deuil). "Il n'y a rien de pire que des règlements trop carrés, ajoute Christian Smetz. Chaque difficulté se règle au cas par cas via la réflexion et le regard de chaque intervenant autour du plan d'aide individuel. Voilà pourquoi la professionnalisation par le travail d'équipe est indispensable".

Témoignages

Elodie, 70 ans, bénéficiaire :

"Julie est l'aide familiale que je préfère. C'est celle qui connaît le mieux les recoins de mon appartement. C'est avec ses conversations que j'accro - che le plus. Chaque semaine, j'attends sa présence avec impatience. C'est celle qui prend le plus de temps pour m'écouter et papoter. Si elle est malade et ne vient pas, je ne suis pas bien…"

Julie, 32 ans, aide familiale :

"Il m'est déjà arrivé de pleurer au décès de certaines personnes que j'aidais. Car je les connaissais depuis plusieurs années ! Il faut savoir se détacher un peu : ce n'est pas facile tous les jours. Moi, je m'en sors en laissant mes dossiers dans la voiture le soir, après mon travail. J'ai des collègues pour qui c'est plus difficile…"