Santé mentale

Quand l'angoisse nous habite

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Propos recueillis par Catherine Daloze

Propos recueillis par Catherine Daloze

En Marche (E.M.) : être anxieux, inquiet, angoissé. Une série de mots sont utilisés pour dire ces sensations de malaise. Comment peut-on définir ce qu'est l'angoisse ?

Alain Luts (A.L.) : pour définir l'angoisse, on pourrait partir de la peur. On a déjà tous eu peur dans certaines circonstances. Imaginons, je suis au volant d'une voiture. Soudain, le véhicule devant moi pile net. Je dois freiner et in extremis, je l'évite. Mais j'ai eu très peur. Mon coeur a accéléré, j'ai les mains qui tremblent, je transpire… Je sais ce qui s'est passé, ce qui m'a fait peur. Il y a eu le danger de percuter cette voiture, de blesser quelqu'un, de me blesser moi-même, peut-être de mourir. L'angoisse, c'est exactement la même chose, mais je ne sais pas ce qui en est à l'origine. Je ressens la même chose, le même malaise intérieur, avec les mêmes manifestations organiques de la peur mais je ne sais pas pourquoi. Certains médecins font une différence entre l'angoisse et l'anxiété, moi, je crois qu'il ne faut pas en faire. Pour eux, l'angoisse est ce que vous ressentez au niveau mental et l'anxiété, les manifestations physiques. Mais l'un n'existe pas sans l'autre. Pour ma part, j'utilise indifféremment angoisse et anxiété. Par contre, il faut faire une distinction très nette entre l'angoisse et la peur. L'angoisse est une peur sans objet.

E.M.: y-a-t'il des personnalités plus enclines à l'angoisse ?

A.L.: pas nécessairement pour ce qui concerne l'angoisse "ordinaire", celle qui ne s'installe pas sur la durée. Par contre, pour les véritables troubles anxieux, avec des impacts significatifs sur la vie professionnelle, familiale, sociale, on va considérer que les jeunes, les femmes et les personnes qui habitent soit dans un petit village, soit dans une grande ville sont plus à risque. C'est surprenant. Et on ne sait pas très bien comment l'expliquer.

Notons également que l'angoisse peut aussi être une dimension d'un autre trouble ; elle est un symptôme cardinal de pathologies mentales.

E.M.: comment se manifeste l'angoisse ?

A.L.: cela varie d'une personne à l'autre. Un tas de manifestations dans le corps sont possibles : les mains qui tremblent, les doigts qui picotent, l'impression d'avoir une boule dans la gorge, un noeud dans l'estomac, se mettre à suffoquer, manquer d'air, transpirer… Souvent, nous avons un point fragile : le stress provoque chez l'un des problèmes de diarrhées, chez l'autre des poussées d'eczéma ou des maux de tête. D'autres encore ressentent comme des palpitations, ont l'impression que leur coeur fait des extrasystoles. Parfois, plusieurs symptômes apparaissent en même temps. En général, chacun finit par connaître son corps et sait quand il va bien. Chacun sait aussi où, dans son corps, le malaise va se manifester.

E.M.: les insomnies font-elles aussi parties des manifestations de l'angoisse ?

A.L.: oui, mais il ne faudrait pas d'emblée penser que s'il y a insomnie, il y a anxiété. Par contre, quelqu'un qui est anxieux de manière régulière, plusieurs jours, voire plusieurs semaines, va faire face à des troubles de l'endormissement. Il lui faudra beaucoup plus de temps pour s'endormir.

E.M: qu'est-ce qui est à l'origine de l'angoisse ?

A.L.: le phénomène est profondément humain. En la matière, il ne faut pas se référer uniquement aux médecins ou aux psychologues, les philosophes ont beaucoup exploré la question. Il y a deux siècles déjà, Kierkegaard est le premier à décrire le concept de l'angoisse. Il avance que finalement ce qui nous angoisse, c'est le temps qui passe, notre condition humaine. Le point de départ de sa réflexion, c'est le mariage et l'angoisse face à la durée de l'engagement amoureux. On attend de nous des engagements mais c'est difficile. Que savons-nous de ce que nous serons dans 20 ans ?

Les idées de Kierkegaard vont être reprises un siècle plus tard, par Heidegger. Aux yeux de celui-ci, on a toujours eu tort de "spacialiser" la vie, entre au départ la naissance, aujourd'hui le présent et la mort dans l'avenir, comme des entités discrètes qui n'ont entre elles aucun rapport. Car, chaque moment de notre existence est intimement pénétré par notre naissance et par notre mort. Et dans les situations délicates de notre vie, cela nous revient.

On le constate, en Occident, la mort, cela n'existe pas vraiment. "On" meurt mais moi, "je" ne meurs pas ; je ne peux pas penser à ma mort. Et pourtant c'est bien là. On peut le découvrir brutalement, au décès d'un ami de notre âge, par exemple. En général, on ne veut pas voir qu'on est mortel et au moment où on le découvre apparaît l'angoisse. Tous nos projets sont réinterrogés, la question du sens et des dimensions de notre existence fait son apparition. À cela, la médecine ne peut rien répondre.

Coup d'oeil sur les crises d'angoisse

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E.M.: l'angoisse peut être latente. Elle peut aussi prendre la forme de "crises". Dans le langage commun, on parle de "crise d'angoisse". De quoi s'agit-il ?

A.L.: depuis une trentaine d'années et le DSM III, manuel de référence en psychiatrie, on nomme cela les attaques de panique. En quelques minutes, soudain, la personne a des difficultés respiratoires, son rythme cardiaque s'accélère. Elle peut avoir très mal dans la poitrine. Elle a une boule dans la gorge. Elle a des nausées. Elle se met à trembler. Elle transpire abondamment. Ses jam bes ne la portent plus. Elle est prise de vertige… Très souvent, elle a l'impression qu'elle va en mourir quand cela lui arrive pour la première fois. Et cela peut durer une heure ou plus. Le patient en ressort épuisé. C'est un trouble extrêmement fréquent. Mais il y a une telle honte autour de ce phénomène que les personnes n'en parlent pas. Elles ont alors l'impression d'être les seules à vivre cela. La prévalence sur la vie est pourtant importante : 9% des Belges ont connu une attaque de panique et 3% des Belges souffriront du trouble de panique au cours de leur vie. Si cela n'arrive qu'une fois, il n'y a pas de nécessité de traitement. Par contre, en cas de répétition, il faut s'en préoccuper. Si une personne a une inquiétude à cet égard, le conseil est d'aller chez son médecin généraliste. Il est la personne de référence.

E.M.: comment traite-t-on ces troubles de panique ?

A.L.: la première chose à faire, c'est veiller à une bonne hygiène de vie. Cela peut sembler bateau de dire cela. Ainsi, quand on évoque l'hygiène de vie avec les patients, certains lèvent les yeux au ciel. Pourtant, je vous assure que si on est attentif à l'hygiène de vie point par point, certains vont se débarrasser de leurs attaques de panique, sans médication et sans psychothérapie.

E.M.: qu'entendez-vous par hygiène de vie ?

A.L.: avec nos modes de vie, on est souvent en déprivation de sommeil. Si on veille à avoir 8 heures de sommeil toutes les nuits et à adopter un rythme régulier, c'est déjà un facteur favorisant pour la guérison. La deu xième chose, c'est d'éviter la consommation de toxiques : café, cannabis, alcool… Ce dernier en particulier est un traitre. On a l'impression qu'un verre de whisky, par exemple, va nous détendre. Or, l'alcool se comporte en faux ami. Il va donner l'impression de détente mais il va complètement perturber l'architecture de notre sommeil notamment, et le lendemain, nous serons encore plus an xi eux, plus irritable… Puis, troisième élément important dans l'hygiène de vie d'une personne qui souffre d'un trouble panique, c'est l'activité physique. Pratiquer une activité physique, plutôt d'endurance, est nécessaire. À la Clinique des troubles anxieux, on apprend aussi aux patients à bien respirer. Je propose aux patients de tenir l'ensemble de ces dispositions pour une durée de trois mois ; et d'évaluer ensuite.

E.M.: pourquoi est-ce relativement tabou, honteux de parler de ces troubles ?

A.L.: dans notre société, il y a une sorte de culte de la performance, où il serait nécessaire d'être "résistant au stress". Dire : il y a des moments où je panique, où je perds les pédales, où je ne contrôle plus rien…, c'est craindre le jugement. La mauvaise utilisation du terme burnout participe du même phénomène. Le burnout existe, bien entendu, mais on l'utilise à tort et à travers. Et l'on n'entend pratiquement plus jamais quelqu'un dire qu'il a fait une dépression. Parce que la dépression renvoie à une impression de fragilité. À l'inverse, dire "j'ai fait un burnout" engendre auprès des interlocuteurs des pensées comme "c'est un bosseur. Sans doute qu'il a tellement bossé qu'il a méconnu ses limites, et qu'il a fallu qu'il se repose". Et cela provoque le respect. Je peux dire "je suis sous stress", mais pas dire "je perds le contrôle". Dans notre société, nous nous devrions de garder la maîtrise…