Prévention

Dorloter sa matière grise

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Chaque jour, nous perdons 100.000 neurones. Mais rassurez-vous. Même si vous vivez jusqu’à 120 ans, il vous en restera toujours assez pour parler, penser et agir comme Léonard de Vinci”, écrit le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik (1). 

Le vieillissement du cerveau longtemps été présenté comme un processus sans retour. Pendant longtemps, la science a aussi fait prévaloir une vision mécaniste du cerveau. Les techniques d’imagerie cérébrale montrent que le cerveau est découpé en aires spécialisées. Si une zone esabîmée, le sens ou la compétence associée devrait donc être irrémédiablement amputé.  

Il a fallu attendre les années 90 pour qu’on découvre, au contraire, que le cerveau est un organe d’une grande plasticité. De nouveaux neurones naissent. Les neurones existants sont capables de se développer et de créer de nouvelles connexions. À la suite d’un accident, le cerveau est capable de se réorganiser complètement au prix d’efforts répétés et assidus. On sait aussi que des pratiques comme la psychothérapie ou la méditation peuvent modifier notre fonctionnement cognitif… “ Nos dix à cent mille milliards de connexions synaptiques (qui joignent les neurones) constituent une jungle grouillante, que nous pouvons, influencer et ‘jardiner’ jusqu’à en redessiner les structures de fonds ”, s’enthousiasme le journaliste Patrick Van Eersel (2) 

Certains âges sont propices à ces développements. Les premières semaines de la vie sont des périodes d’apprentissage exceptionnelles. Maiscette plasticité perdure à tout âge contrairement aux idées longtemps reçues : “ Cela a beaucoup été dit, notamment à l’époque des Trente Glorieuses, quand on a commencé à dénigrer systématiquement les personnes âgées et à prôner un jeunisme général dans la société. Puis les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale sont arrivées et on s’est aperçu que si en effet certains noyaux neuronaux devenaient difficiles à entraîner avec l’âge, avec moins de synaptogenèse, d’autres noyaux s’avéraient au contraire plus nombreux et dynamiques chez la personne âgée. Parce qu’un vieux cerveau est aussi beaucoup plus entraîné” écrit le neurobiologiste Pierre Bustany (3). 

Ce concept de neuroplasticité ouvre ainsi des perspectives pour prévenir les démences. Si les facteurs génétiques prédominent dans des maladies comme Alzheimer, l’influence de l’environnement peut permettre de retarder le diagnostic de la maladie offrant un souffle pour les patients comme pour nos sociétés face au défi de la dépendance. 

Esprit sain dans un corps sain 

L’alimentation joue un rôle particulièrement important pour le bon fonctionnement de notre matière grise. Un mixte de régime méditerranéen (riche en poissons gras, oléagineux et autres sources d’acide gras polyinsaturé) et de régime d’Okinawa (faiblement calorique et riche en algues), additionné d’une dose très généreuse de fruits et de légumes, constituerait le régime idéal, selon le nutritionniste Arnaud Cocaul interviewé au micro de France Inter (4). “Il faut en tout cas fuir le plus possible les aliments transformés de la restauration rapide et se méfier des nanoparticules présentes dans les emballages plastiques qui peuvent contaminer la nourriture quand on la réchauffe”, prévient-il. 

Pour soigner son cerveau, il faut aussi soigner son cœur.  Le tabac, l’obésité, l’alcool augmentent le risque neuro-cardio-vasculaire, poursuit la neurologue Charlotte Cordonnier toujours sur les ondes de radio France : “ Le cerveau a besoin d’être nourri à travers un arbre de vaisseaux et ces vaisseaux sont extrêmement sensibleà l’hypertension, au diabète, à l’excès de cholestérol, sous l’effet desquels ils vont perdre leur souplesse et devenir rigides. On peut vivre avec le cœur d’un autre, mais pas le cerveau.”  

Le cerveau a aussi besoin de sport pour s’oxygéner, et pas que des sudokus et des mots croisés.  L’activité physique régulière limite le risque d’accident vasculaire cérébral tout comme elle stimule les fonctions cognitives :L’exercice physique assidu par exemple empêche la dépression parce qu’il fait sécréter des substances comme l’insuline, qui est l’un des facteurs de développement des réseaux neuronaux, explique aussi Pierre Bustany. L ’insuline augmente la plasticité neuronale, ce qui veut dire que plus vous faites d’exercices physiques, plus vous stimulez votre capacité à produire de nouvelles synapses, et pas seulement dans vos aires motrices. 

Un organe social 

Selon une méta-analyse publiée par The Lancet (5), le risque de démence peut être réduit de 1% en traitant le diabète et l’obésité, de 2 % en traitant l’hypertension, de 5% en arrêtant de fumer ainsi que de 2 %... en ayant une vie sociale riche. La lutte contre le déclin cognitif passe aussi par la lutte contre l’isolement social. 

Avec la plasticité, une des autres grandes découvertes de ces dernières décennies en neuroscience a été de montrer que notre cerveau est éminemment social. Dans les années 90Giacomo Rizzolatti découvre par hasard l’existence de neurones miroirs. Alors que le scientifique tend son bras pour attraper un sandwich, il s’aperçoit que les mêmes zones’activent dans le cerveau des singes qu’il étudie.   

“ Nos neurones entrent sans arrêt en rapport avec ceux d’autrui (…) nous n’avons littéralement pas le même cerveau, donc la même vie, selon les relations que nous entretenons avec autrui  écrit le journaliste Patrice Van Erpsel.Les relations harmonieuses – entre conjoints, entre enseignants et élèves, ou entre soignés et soignants – mettent tous les ‘chronomètres neuronaux ’ des protagonistes en phase, ce qui se solde pour eux par un meilleur métabolisme, un bien-être accru, observe l’auteur :À l’inverse, une dispute conjugale, si elle met les cerveaux des protagonistes également ‘en phase’, a des effets négatifs tout aussi mesurables : la fonction cardio-vasculaire entre en souffrance et les taux immunitaires baissent. Et si les disputes se répètent pendant des années, les dommages deviennent cumulatifs. Les neurones n’aiment pas les scènes de ménage. ” 

Entre stimuli et repos 

Le cerveau s’use quand on ne l’utilise pas“ La routine du boulot-métro-dodo est peu propice au développement de notre cerveau. C’est important de pouvoir se dégager des plages d’activités dédiées aux loisirs, basées sur le plaisir émotionnel positif et stimulant pour notre cerveau ”, rappelle le neurologue Stéphane Epelbaum (6)Apprendre, découvrir de nouvelles activités comme la musique ou la peinture, rencontrer du mondesont autant de stimulations bénéfiquepour notre matière grise. 

Rester fluide et souple est bien sûr essentiel sur le plan physique, d’où l’importance de trouver la forme de gym ou d’exercice qui nous va, mais c’est au moins aussi important sur le plan mental. Les deux fonctionnent ensemble : plus votre pensée est fluide, plus votre corps est délié, décontracté”, écrit le thérapeute belge Thierry Janssen (7). Mais stimuler son cerveau ne revient pas à le saturer. Nous sommes noyés sous les informations : nous en recevons trop et perdons la curiosité de chercher par nous-mêmes. Nous nous contentons de recevoir et de nous laisser gaver. Notre cerveau a besoin de nouveauté pour se maintenir en bon état de fonctionnement. Le doute, l’incertitude et l’interrogation intérieure sont indispensables pour susciter la curiosité (…) Hélas, trop de certitudes rigidifient nos voies neuronales. Ainsi perdons-nous la jeunesse de notre cerveau, donc notre jeunesse tout court. 

L’infobésité, le trop-plein d’écrans, la pollution sonore sont autant d’agressions pour notre cerveau qui n’aime ni le stress chronique ni le manque de sommeil.  “Dans nos sociétés où on vit à 1000 à l’heure, les stimulations manquent peu. Mais le répit, oui ”, regrette Stéphane Epelbaum. “ Nous sommes de plus en plus pressurisés, stressés – et passionnément entraînés dans un monde hypersollicitant –, un réflexe d’équilibrage fait que nous sommes aussi de plus en plus attirés par le besoin de ne rien faire, de nous arrêter, juste pour rester là, respirer en silence, concentrés sur le seul fait d’exister – ou sur la contemplation de la nature, écrit pour sa part le psychiatre Christophe André (1). Mais nous devrons aller encore au-delà en termes d’écologie de nos cerveaux.