Médicaments

Les antidépresseurs, symptôme d'un mal-être dans les maisons de repos ?

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Joëlle Delvaux

Joëlle Delvaux

La Mutualité chrétienne s'est penchée sur les antidépresseurs et antipsychotiques consommés par les membres qui ont séjourné en maison de repos ou en maison de repos et de soins (MR-MRS) en 2016 (1). "Globalement, la situation s’est à peine améliorée depuis les études menées précédemment, regrette le Dr Michael Callens, directeur du service d'études de la MC. C’est décevant car depuis avril 2015, les médicaments délivrés dans les services résidentiels pour personnes âgées sont facturés à l’unité, donc non plus par boîte complète mais par comprimé. La mesure avait précisément pour intention de lutter contre la surconsommation de médicaments."

Des antidépresseurs trop vite prescrits

L'étude révèle que plus de la moitié des résidents qui consomment des antidépresseurs reçoivent des médicaments qui ne sont pas appropriés aux personnes âgées. Il s'agit par exemple du venlafaxine (Efexor®), du duloxetine (Cymbalta®), de l'agomelatine (Valdoxan®), du fluvoxamine (Floxyfral®), du clomipramine (Anafranil®)… Selon cette même classification validée par des experts de sept pays européens, les antidépresseurs utilisés comme somnifères ou antidouleurs sont également considérés comme inappropriés. Ce sont par exemple l'amitriptyline (Redomex®), le trazodone (Trazolan®). "Ces médicaments ne sont pas recommandés pour cette catégorie d’âge, met en garde Michael Callens. En raison des changements métaboliques et du vieillissement de l'organisme, les personnes âgées sont plus affectées par les effets secondaires : somnolence, déséquilibre, risque de chutes, dégradation des facultés cognitives... Les médecins sont tellement habitués à prescrire ces médicaments aux adultes en pleine force de l'âge qu'ils prennent peu en compte cette dimension. Pourtant – si un antidépresseur s'avère nécessaire – il existe des molécules plus adaptées au grand âge." Autre constat interpellant : l'entrée en maison de repos augmente fortement le risque de consommer des antidépresseurs et ce, de manière durable voire permanente. À niveau de dépendance similaire, les personnes qui résident en maison de repos sont nettement plus nombreuses (45%) à recevoir des antidépresseurs que celles qui bénéficient de soins à domicile (32%). Et la prescription d'antidépresseurs inadaptés y est aussi plus élevée qu'à domicile.

"Trop souvent hélas, l'admission en maison de repos est brutale, décidée dans l'urgence, parfois sans que la personne elle-même ait eu son mot à dire, commente Valentine Charlot, directrice de l'ASBL Le Bien Vieillir, qui plaide pour que l'entrée en maison d'hébergement s'envisage et se prépare dans la sérénité et le dialogue. "Dans de telles circonstances, des antidépresseurs peuvent peut-être aider la personne à faire le deuil de son domicile, ajoute-t-elle. Mais il importe d'interroger rapidement l'utilité de prolonger cette médication."

Des moments de chagrin ou de tension, de la souffrance psychique sont-ils nécessairement signes de maladie ?, se demande plus fondamentalement Gérard Pommier, dans Le Monde Diplomatique de ce mois de mars ("La médicalisation de l'expérience humaine", p 20). Le psychiatre français dénonce le fait que l'industrie pharmaceutique incite à transformer des difficultés normales liées à l'expérience humaine en pathologies pour apporter des solutions médicamenteuses. De nos jours, explique-t-il, si l'on est triste plus de 15 jours après le décès d'un proche, on est considéré comme malade et l'on vous prescrit un antidépresseur. Comme on ne peut arrêter le traitement brusquement, la prescription se prolonge et peut durer quasi toute la vie, accuse-t-il.

Des antipsychotiques très souvent inadaptés

L’usage des antipsychotiques chez les personnes âgées est également préoccupant. Ces médicaments ont un effet inhibiteur sur l’anxiété et l’agitation mais ils sont normalement utilisés pour calmer les délires et les hallucinations dans des formes aiguës de psychose. Parmi les résidents des MR-MRS, membres de la MC, près d'un sur cinq en consomme. Et dans deux cas sur trois, les médicaments donnés sont inappropriés. Il s'agit par exemple du sulpiride (Dogmatil ®), de l'amisulpride (Solian®), du clozapine (Leponex®)… Ici aussi l'entrée en maison de repos est pointée du doigt. L’usage d'antipsychotiques – généralement durable – augmente de près de 40%.

Pas partout pareil

La surconsommation de tels médicaments n'est pourtant pas une fatalité. Les importantes disparités entre maisons de repos, à profils de résidents comparables, le prouvent. Par exemple, là où quasi 50% des résidents autonomes consomment des antidépresseurs, d'autres résidences affichent un taux de 12% pour la même catégorie de résidents. Certaines institutions ont pu, en effet, diminuer l’usage de psychotropes. Ici, ce sont des médecins traitants qui ont été sensibilisés par le personnel paramédical alerté par les graves effets secondaires constatés chez les résidents, là c’est la direction qui a initié une concertation régulière avec les médecins, le personnel, les résidents et leurs familles pour veiller à des prescriptions appropriées. "Ces expériences doivent être partagées au maximum afin que d’autres institutions puissent leur emboîter le pas", insiste Michael Callens.

Sortir de la médicalisation

Pour la MC, les résultats alarmants de son étude témoignent des dérives d’une approche essentiellement médicale de l’hébergement et du vieillissement en général. "Certes, les personnes âgées ont souvent de nombreux problèmes de santé qui nécessitent des traitements. Mais la mission essentielle des services résidentiels est d'accompagner la vie des personnes âgées et non de gérer des aboutissements de vie, rappelle Jean Hermesse, secrétaire général de la MC. Les résidents se plaignent souvent qu’on ne leur demande quasiment jamais leur aide ou leur avis. Ils doivent pouvoir se sentir chez eux, être respectés et valorisés. C’est précisément sur le terrain de la qualité de vie, à la fois si vaste et si concret, que de nombreuses institutions doivent faire des progrès. Ce sera la seule manière de réduire l’usage des antidépresseurs et antipsychotiques", conclut-il.


Pour des maisons de repos ouvertes

"Produire de la qualité de vie en maison de repos, ça ne s'improvise pas", lance Anne Jaumotte, chargée de projets à Énéo, mouvement social des aînés, et coordinatrice d'un ouvrage collectif (1) qui fourmille d'informations, de conseils et de témoignages pour sensibiliser directions et personnels de maisons de repos à emprunter résolument cette voie. "La maison de repos reste imprégnée du modèle hospitalier, s'émeut la sociologue. Il n'y a pourtant aucune raison que le personnel soit en tablier blanc toute la journée, ce qui cantonne les résidents dans un rôle de patients. Le soin, comme tel, n'occupe d'ailleurs la personne que quelques minutes par jour. La gageure est de donner sens à tous ces moments", affirme-t-elle.

De manière générale, il s’agit de passer d’une philosophie et d’une pratique focalisées sur la sécurité, l’uniformité et le suivi médical à une approche centrée sur la promotion de la santé et la qualité de vie, en donnant toute la place à un accompagnement psycho-social personnalisé.

"Offrir une qualité de vie, cela passe par 36.000 petites choses, lance Anne Jaumotte, pour qui l'organisation du travail est une des clés de la réussite. Tenir compte de l'heure du lever habituel de la personne pour la toilette, prévoir des espaces de jeux pour les petits-enfants, décorer les lieux, fleurir le jardin, créer un potager collectif, accepter le contact avec les animaux, impliquer les résidents dans les tâches du quotidien, organiser des activités d'éveil aux cinq sens, lire le journal à ceux qui le souhaitent, donner de la place à la spiritualité, s'ouvrir à la richesse du volontariat... Toute initiative est bénéfique dès lors qu'elle répond au besoin de la personne et associe dignité, autonomie et plaisir, conclut-elle. Garder le résident au centre des préoccupations, acteur de sa propre vie, par l’écoute et la bienveillance, est primordial."