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Le Médibus, une bouée dans la ville

6 min.
© Marc Baert
© Marc Baert
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Moteur au repos, le camping-car est planté en plein espace piétonnier devant la gare du Nord. Derrière sa silhouette encombrante, les derniers navetteurs de cette fin d’après-midi de mai gravissent, pressés, l’escalier principal du bâtiment ferroviaire. L’oeil qu’ils jettent aux occupants du véhicule est distrait. Et pourtant, il s’en passe des choses ici! Lovés dans la robe bariolée de leur mère, des enfants Roms s’avancent timidement vers la porte du véhicule.

Une femme vêtue d’une blouse blanche se dirige vers eux les mains chargées de gobelets fumants. Dans son dos, le logo d’un oiseau en forme de croix sur fond bleu. D’un pas étonnamment assuré pour une silhouette aussi malingre, un homme d’une trentaine d’années se détache de la foule et pénètre dans le véhicule, un petit sac en papier sous le bras : un habitué, manifestement. De chaque côté de l’étroite porte, un avertissement : “No money, no drugs inside the Medibus!” (Ni argent, ni drogue dans le Médibus).

Bienvenue au Médibus, un dispositif imaginé l’année dernière par deux organisations non gouvernementales : Médecins du monde et Dune. Objectif: aller à la rencontre des publics les plus précarisés en matière de santé, ceux qui échappent à tous les filets de protection sociale faute d’informations, de droits ou… de réaction suffisamment rapide face aux coups vaches de l’existence. “L’idée de ce bus est venue d’un constat, explique Geneviève Loots, coordinatrice des projets mobiles chez Médecins du monde. Chaque 31 mars, le ‘Plan hiver’, à Bruxelles, se clôt brutalement. D’un seul coup, l’offre d’hébergement en urgence passe de 1.000 à 100 places. Que deviennent tous ces gens? Ont-ils encore des contacts avec des soignants? Comment gèrent-ils leur vie alors que l’écrasante majorité ne bénéficie pas d’une couverture en soins de santé, ni pour l’assurance obligatoire, ni pour l’aide médicale urgente?

C’est la Stib qui a mis Médecins du monde en contact avec Dune. La première organisation est spécialisée dans la réouverture de l’accès aux soins de santé. La seconde, bien au fait des réalités du “deal” dans la capitale, cherche à réduire au maximum les risques liés à l’usage des drogues. Après mûre réflexion, le choix des deux ONG s’est porté sur un service de consultation mobile : un camping-car réaménagé. Depuis novembre dernier, celui-ci bat le pavé devant quelques grands noeuds de communication bruxellois : la gare du Nord, celle du Midi, Bruxelles- Central et la station de métro Ribaucourt (Molenbeek).

Ni médecin, ni médicament

Les services du Médibus sont gratuits. Le véhicule ne dispose – volontairement – d’aucun médecin ni d’aucun médicament (ou presque) pour des raisons de sécurité. “Certains bénéficiaires sont très déstructurés : prescrire des médicaments sous leur pression n’apporterait rien de bon”, précise Geneviève Loots. “Et puis, dans la rue, complète Philippe, bénévole, tout se vend, tout s’achète, tout est drogue potentielle. Y compris une aspirine, un antidouleur ou une carte SIS”.

Les soins prodigués sont donc exclusivement paramédicaux. Un désinfectant par-ci, un bandage par-là, un pansement ou une pommade pour les – nombreuses – affections dermatologiques. Sans compter le bain de pieds. “A la rue, les pieds souffrent énormément, constate Tommy Thiange, de Dune. Chaque matin, ces gens se demandent où ils vont manger, dormir, s’assoir, mendier, trouver des toilettes, etc. Ils sont ballotés d’un endroit à l’autre. Le bain de pieds est une excellente technique pour libérer la parole. Un café ou un thé, et hop, ils se racontent”. Outre ces soins de base, c’est aussi la distribution d’informations utiles qui est visée. “Ils sont très nombreux à ignorer leurs droits ou l’existence de nombreux services sociaux bruxellois, ne fût-ce que celle de douches gratuites. A nous de les orienter”.

Cinq sucres par tasse

Le bus est divisé en trois parties. A droite, un mini comptoir, pour l’échange de matériel: seringue, eau stérile, tampon alcoolisé, etc. “Ce système de première ligne, qui consiste à aller chercher les gens dans leur milieu de vie, est vraiment important pour les usagers des drogues, commente Christopher Collin, coordinateur de Dune. Certes, la ville compte déjà deux comptoirs d’échange de seringues ; ils permettent aux usagers de drogues de s’injecter avec du matériel stérile sans courir d’autres risques (Sida, hépatite C…) liés aux lieux qu’ils fréquentent ou aux échanges de matériel. Mais une partie de ce public, tout particulièrement les jeunes injecteurs, ne fréquente pas les comptoirs d’échange de seringues car ils ne se reconnaissent pas dans le profil des toxicomanes âgés”. Souple et mobile, le Médibus permet aussi à ce type de personnes, méfiantes envers les structures d’aide, de retrouver un sentiment de confiance envers les dispensateurs de soins qui les ont parfois rejetées ou stigmatisées. A terme, les bénéficiaires peuvent nouer à nouveau des contacts avec un travailleur social, un médecin, etc.

Autour du Médibus, deux “maraudeurs”, infirmiers ou éducateurs de rue de Dune, prospectent la gare et ses environs. Ils convient des toxicomanes au dialogue, distribuant ici une brochure sur le “shoot propre”, là les adresses de centres de dépistage du Sida, etc. Anonymat garanti ! Au centre du véhicule, une table invite à la causette autour d’une boisson chaude. “Les gens nous demandent souvent cinq, six voire sept sucres, commente Chantal, infirmière bénévole. C’est leur seule façon d’avoir un sentiment de satiété. En rue, on mange très mal, la prévalence de diabète est importante. Les maux de dents, aussi”. A gauche, derrière une tenture, un espace plus intime prête aux confidences. L’infirmière y dispense les soins et remplit un “dossier médicosocial réduit”. “Nous leur expliquons que nous travaillons en réseaux. Ils peuvent prendre rendez-vous dans notre Centre d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) ou au Comptoir local d’information et de prévention (Clip)”. Le but ultime, au-delà des soins : permettre aux bénéficiaires de retrouver l’accès normal et régulier aux soins de santé. Pour cela, il faut d’abord les dégager des maux les plus immédiats. Cette stabilité est propice aux démarches administratives à mener auprès des CPAS, notamment, pour recouvrer leurs droits.

La confiance, première étape

Appuyée sur une énorme canne en bois, une femme sans âge pousse ses enfants devant elle. Les mômes, piaillant, ne se privent pas : “Café, thé, s’il vous plaît !” Après un moment d’hésitation, elle ose demander une collation et se fend d’un sourire. “Si la confiance est nouée, commente Philippe, elle viendra chercher des soins ici en cas de problème”. Radieux, casquette noire enfoncée jusqu’à mi-front basané, un jeune SDF quitte l’infirmerie à reculons, n’en finissant pas de remercier l’équipe. La semaine dernière, il était encore victime d’une toux épuisante. Muni d’une lettre de recommandation du Médibus, il s’est présenté dans un dispensaire du Fonds des affections respiratoires (Fares) qui l’a pris en charge. En six mois, le Médibus a ouvert 140 dossiers médico-sociaux et près de 100 personnes s’y sont présentées pour échanger des seringues. Bien plus encore s'y sont arrêtées pour “souffler”. Trop tôt pour évaluer les objectifs ultimes de “raccrochage” à la protection sociale, mais déjà bien prometteur.

Petits gestes et bonnes adresses

Une énergie à revendre, un sourire à dérider les carpes et un cœur grand comme ça : Philippe (63 ans) et Chantal (55 ans), bénévoles de Médecins du monde, mari et femme à la ville, officient dans le Médibus depuis le départ. “Un soir, de retour du ‘Plan Hiver’, ma femme m’explique qu’elle a rencontré un sans-abri aux doigts gelés. Il a dû être amputé. D’un seul coup, je me suis inscrit!”.

Ce n’est pas que Philippe s’ennuie. Ce docteur en chimie a bien assez de boulot avec sa société active dans la vente de matériel de laboratoire. Les contacts sociaux, il n’en manque pas non plus. Mais voilà : sensible à la détresse humaine, il n’aime pas donner de l’argent. “On ne sait jamais où ça file. Je préfère donner de mon temps”. A eux deux, Chantal et lui parlent six langues dans le Médibus : très pratique pour comprendre la demande des sans-abri venus des quatre coins de l’Europe voire de bien plus loin… “On n’imagine pas leur pauvreté. Certains dorment ici à la gare, le long de voies de chemin de fer. Ils n’ont rien, juste un sac de couchage”.

Philippe pompe et repompe le couvercle de la thermos, distribuant thés et cafés à un groupe de Roms. A l’autre bout du véhicule, Chantal s’occupe des soins infirmiers d’Ibrahim, qui n’est pas un inconnu. Timide, celui- ci est venu renouveler les soins de son arcade sourcilière. “Parfois, nous sommes les seuls avec qui ils parlent de toute la journée”. Derrière la tenture, elle interpelle son mari. “Tu as l’adresse du stomatologue de Saint- Pierre?” Philippe feuillette un livret rouge où figurent toutes les adresses médico-sociales de Bruxelles. “Certaines maisons médicales offrent des soins gratuits. Mais allez donc y trouver un podologue voire un dentiste disponible: pas si simple!” Pour certains visiteurs, il faut choisir : c’est manger ou se soigner. “Même à 4 euros, une boîte de médicaments représente deux jours de nourriture”.

Chantal salue Ibrahim qui s’en va, l’orbite protégée d’un pansement propre. Puis commence à bander le poignet d’une jeune adolescente venue de l’Est. Chantal résume son job salarié : “des papiers toute la journée !” Ici, distribuant sourires et petites attentions, elle se sent utile. “J’ai pourtant la frustration de ne pas pouvoir faire davantage, faute de médicaments”. Alors elle compense, organisant elle-même massages lymphatiques, réflexologie, huiles essentielles… dans le Médibus. Et, volubile, raconte la réaction émerveillée de Mohamed, l’autre jour, qui n’avait plus savouré de fruits depuis des mois; les SDF épuisés qui s’endorment pendant qu’elle leur lave les pieds; ou encore la complexité des démarches administratives, à Bruxelles, pour rouvrir l’accès aux droits : “19 systèmes différents : un labyrinthe!”…