Soins de santé

La douleur, l’écouter pour mieux la traiter    

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Stéphanie Van Haesebrouck

Stéphanie Van Haesebrouck

"Je vis comme un oiseau mazouté". C'est ainsi que François, 40 ans, décrit sa vie avec la douleur. Atteint d'une infirmité motrice cérébrale depuis la naissance, ses muscles se contractent soudainement et trop fortement. Depuis cinq ans, sa souffrance est quotidienne et grandissante. Il s'estime cependant "chanceux" de compter des médecins dans son entourage direct. "Cela m'a permis d'être correctement aiguillé, entre autres vers une algologue (spécialiste de la douleur) et de rencontrer des spécialistes qui travaillent de manière holistique", précise-t-il. Malgré tout, il constate qu'il est difficile pour un médecin de comprendre la mécanique de la douleur : "Elle est insidieuse, variable d'une journée à l'autre, ce qui est perturbant pour un médecin. De nombreux médecins, poursuit-il, ont à cœur de sauver le patient alors que ce dernier ne souhaite parfois qu'être soulagé”
 
Or, ce soulagement serait trop peu apporté aux patients selon Martin Winckler et Alain Gahagnon, les deux auteurs du récent ouvrage "Tu comprendras ta douleur" (1). Ces deux médecins français pointent du doigt un constat "70% des Français souffrant de douleurs chroniques ne reçoivent pas un traitement approprié" (2). Même scénario en Belgique. C'est ce qui explique, en partie, la hausse simultanée, dans notre pays, de la consommation d'anti-douleurs et celle de plaintes relatives à la douleur (3).
 

Un patient, une douleur 

 
La douleur et ses mécanismes sont universels. La douleur emprunte toujours les mêmes voies : un message électro-chimique parcourt le système nerveux jusqu'au cerveau. Mais son ressenti reste une expérience intime et individuelle.
 
"Comme le chagrin, la peur, la joie, le plaisir ou la fatigue, la douleur est une perception. Nul ne peut la ressentir à notre place", écrivent les auteurs. "Le médecin n'est pas dans le corps de son patient. Il n'est pas dans le corps d'une personne qui a mal, tout le temps", confirme François, en tant que patient.
 
Chaque douleur étant individuelle, tout soignant devrait, selon ces spécialistes, faire appel à l'expertise que les premiers intéressés ont de leur douleur pour éviter de se tromper sur la nature du problème. 
 

Savoir écouter

 
Depuis quand souffrez-vous ? Quelle est l'intensité de votre douleur ? Comment cette douleur vous impacte-t-elle au quotidien ? Encourager le patient à décrire avec détails sa douleur donne plus de chances d'en identifier la cause et de déterminer une prise en charge efficace. 
 
Le médecin cherche prioritairement à identifier si la douleur est aiguë (autrement dit, soudaine et souvent de courte durée) ou chronique. La première se gère généralement facilement. Elle fonctionne comme un signal d'alarme qui attire l'attention sur ce qui fait mal (une fracture, une maladie…). En traitant la cause, la douleur disparait. Le mal chronique, dont la durée excède trois à six mois, est plus difficile à traiter. Il envahit le patient dans toutes ses capacités fonctionnelles et émotionnelles et peut perdurer sans qu'on ne puisse le relier à une cause. Le soulager est plus difficile. Le Dr Alain Gahagnon insiste sur l'intérêt d'écouter d'autant plus attentivement le patient et de considérer cette douleur dans toutes ses dimensions : physique, psychique, sociale, familiale et intime. 
 
C'est ce type de douleur, chronique, qui pousse les patients à se rendre dans un centre de gestion de la douleur (4). Plusieurs consultations sont parfois nécessaires avant de pouvoir proposer un traitement au patient. 
 

Des préjugés à dépasser

 
Savoir écouter exige, en tant que soignant, de dépasser le réflexe d'évaluer la douleur d'autrui sur base de ses a priori : "Celui-ci n'a pas l'air de souffrir beaucoup", "Celle-là, je trouve qu'elle en fait trop". S'en remettre à notre propre définition de la douleur pour jauger celle d'un autre est toujours source d'erreur. Turgay Tuna, coordinateur du centre multidisciplinaire d'évaluation et de traitement de la douleur à l'hôpital Erasme, constate que si le médecin lui-même a souffert, il aura tendance à minimiser la douleur de son patient. C'est pourquoi, Hubert Jamart, généraliste et doctorant au département de médecine générale à l'université de Liège, enjoint ses élèves à ne pas être aussi durs avec les patients qu'ils ne le seraient avec eux-mêmes. Ce conseil vaut pour l'ensemble du personnel soignant : infirmiers, kinés, dentistes…
 
Il revient aussi au soignant de ne pas se laisser guider par les préjugés les plus courants (voir encadré). Si le seuil de perception de la douleur (passer de chaud à brûlant par exemple) est le même pour tous les individus, le seuil de tolérance (capacité à la supporter, à vivre avec) diffère d'une personne à l'autre. "Il y a des explications biologiques à cela, mais ces différences sont souvent mésestimées par les médecins", déplorent les deux auteurs. Pour eux, toute personne qui a mal devrait être crue sans réserve : " Il est moins grave de traiter la douleur par excès que de laisser une personne souffrir".
 
Quant au patient, il lui faut aussi dépasser ses propres préjugés. Ressortir sans ordonnance d'un rendez-vous médical ne signifie pas que sa douleur n’a pas été entendue. Le patient attend souvent une solution miracle : un médicament, un geste médical. Et face à l'incompréhension de son patient, le médecin peut être tenté de prescrire des comprimés. "Refuser un antidouleur prend 60 minutes à un médecin. Il faut expliquer au patient les mécanismes de la douleur, les alternatives aux médicaments, observe Christine Lys, médecin et inspectrice du service d'évaluation et de contrôle médical à l'INAMI. Lui prescrire un antidouleur prend trois minutes, le patient sort satisfait et dit à qui veut l'entendre qu'il s'agit d'un bon médecin." "Il est vrai que le cadre d'une consultation standard, 20 minutes, ne permet pas d'identifier comment traiter une douleur chronique, complète Hubert Jamart, généraliste. Or, les patients, et c'est normal, se rendent en premier lieu chez un généraliste. Dans ce cas, je propose au patient de le revoir. L'objectif n'est pas de tout résoudre en une consultation mais de faire sentir au patient qu'on souhaite l'accompagner, quitte à le réorienter ultérieurement vers un algologue, si nécessaire."
 

Les soignants, peu armés

 
Pour dépasser ses préjugés, encore faut-il en être conscient. Le rôle de la formation est ici essentiel. "La gestion de la douleur ou la communication avec le patient douloureux est une thématique peu intégrée dans les cours généraux", regrette Hubert Jamart, doctorant à l'Université de Liège. "Cependant, le département de médecine générale y est de plus en plus attentif et aborde, lors de rencontres entre élèves et maitres de stages, la manière de communiquer avec les patients. Le monde académique prend donc conscience de l'importance de ce sujet mais lentement." “De plus en plus de professionnels s'y intéressent cependant par eux-mêmes et les congrès ne manquent pas”, précise le spécialiste de la douleur, Turgay Tuna. 
 
De son côté, l'Institut national d'assurance maladie-invalidité (Inami) dispense désormais des formations à destination des médecins sur la prise en charge des patients douloureux. L'Inami plaide par ailleurs pour une reconnaissance de l'algologie (spécialisation liée au traitement de la douleur) en Belgique et pour une augmentation du nombre de centres de gestion de la douleur (toujours saturés) (5). Mais ce ne sont encore là que des recommandations. 
 

Traitement pluridisciplinaire

 
Si la douleur aiguë se traite aisément au moyen d'anti-douleurs, d'anti-inflammatoires... pour soulager une douleur chronique, les médicaments ne suffisent pas. Il faut s'ouvrir à une approche pluridisciplinaire. "J'ai besoin de la morphine", confirme François, qui souffre intensément depuis cinq ans "mais j'ai tout aussi besoin d'approches alternatives. C'est l'algologue qui me suit depuis 20 ans qui m'a proposé cette approche pluridisciplinaire. Aujourd'hui, je m'intéresse à la nutrition pour pallier les effets secondaires des traitements et pour y puiser l'énergie dont j'ai besoin. Je vois un somnologue car la qualité du sommeil influe grandement sur la douleur. Je fais également des séances d'acupuncture, d'acupression, d'hypnothérapie… Chaque discipline m'offre un bien-être différent." 
 
Un suivi psychologique peut également être bénéfique. "J'ai eu beaucoup de mal à accepter que la douleur revienne il y a cinq ans, avoue François. J'ai vite compris que ma vie était en train de changer. J'étais triste et en colère. Mais désormais, je m'adapte à la douleur. Je continue à faire des projets, à moyen terme, à poser des choix mais en ayant conscience de l'impact qu'ils auront sur ma douleur."  


(1) Tu comprendras ta douleur. Pourquoi avez-vous mal et que faire pour que ça cesse. Martin Winckler et Alain Gahagnon. Editions Fayard.
(2) Constat publié dans un "Livre blanc de la douleur", disponible sur le site de la SFETD.
(3) Constat publié dans "L'enquête de santé des Belges 2018", éditée par Sciensano et publiée en juillet 2019.
(4) Plus d'infos sur les centres de gestion de la douleur sur mc.be/centresdeladouleur.
(5) Voir l'article "Le Belge, mal en point" publié par Médor le 16/10/2019.
 

Quelques préjugés liés à la douleur (1)

  • Les nouveau-nés et les nourrissons n'ont pas besoin d'antalgiques parce que leur cerveau est trop immature pour "intégrer" la douleur et s'en souvenir. En réalité, à stimulus douloureux équivalent, les nourrissons souffrent probablement plus que les grands enfants et les adultes.
 
  • En décrivant leur douleur, les femmes en rajoutent. Les médecins ont tendance à penser cela parce que les femmes tendent à décrire leur douleur avec plus d’émoi que les hommes, généralement moins encouragés par leur éducation à exprimer leurs ressentis. Résultat, la douleur des femmes est moins prise en compte et soulagée. Les personnes homosexuelles et transgenres sont victimes de préjugés similaires. 
 
  • Les patients étrangers jouent la comédie. Les personnes d'origine africaine, moyen-orientale ou hispanique sont moins crues et soulagées par les médecins européens ou américains qui estiment que ces patients décrivent avec excès leur souffrance. Ce préjugé, assez répandu dans le milieu médical, porte le nom de "syndrome méditerranéen". Or, la culture influence la façon d’exprimer sa douleur.
 
  • Si la personne reste silencieuse ou immobile, c'est qu'elle ne souffre pas.Ce préjugé dessert particulièrement les personnes âgées et les jeunes enfants alors qu'à tout âge, la douleur peut provoquer un repli sur soi.

     
    (1) Préjugés notamment évoqués par les auteurs du livre "Tu comprendras ta douleur"