Droits des patients

L'ultime don de soi

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© DPA Reporters
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

Il y a des moments, dans la formation des médecins, qui restent longtemps gravés dans la mémoire. Les travaux de dissection, dès la deuxième et la troisième années de baccalauréat, en font assurément partie. C'est la première fois, pour la plupart, que ces futurs médecins et dentistes (1) sont confrontés à la mort.

La charge émotionnelle est forte : ces corps, il va falloir les manipuler, les ouvrir, les inspecter sous toutes les coutures. Aucune planche d'anatomie ni outil d'imagerie médicale, si sophistiqués soient-ils, ne remplacent en effet ces travaux pratiques.

Quelques années plus tard, ces praticiens devront soigner des corps bien vivants, cette fois, sans droit à l'erreur. Toutes les facultés concernées le soulignent : le toucher, la palpation, la familiarisation avec les instruments de dissection, l'apprentissage par essais et erreurs... restent des passages obligés.

Problème : la Belgique est confrontée à une pénurie de corps. "Avant 2000, nous recevions plus de 100 corps par an, constate Catherine Behets, professeur d'anatomie et doyenne de la Faculté des Sciences de la motricité à l'UCL. Depuis une dizaine d'années, la moyenne annuelle est passée à 81. Cette diminution nous complique la vie."

La pénurie de corps est commune à toutes les institutions universitaires.

La pénurie est commune à tous les hôpitaux universitaires. Certes, dans certains, le nombre de legs est resté stable, mais le nombre d'étudiants, lui, a partout explosé. Cette situation entraîne une pression sur l'organisation des travaux pratiques.

"Quand j'ai commencé ma vie professionnelle, les étudiants étaient huit autour des tables de dissection, aujourd'hui ils sont régulièrement douze", se désole Valérie Defaweux, responsable des travaux d'anatomie à la Faculté de Médecine de l'ULg.

Les corps légués aux universités ne servent pas seulement aux étudiants. Ils sont également indispensables aux médecins aguerris et aux spécialistes qui, lors de congrès internationaux ou de formations de pointe, sont tenus d'expérimenter de nouveaux outils ou de nouvelles techniques.

La liste des disciplines concernées est impressionnante : chirurgie, cardiologie, orthopédie, ORL, anesthésie, etc. Quel patient, en attente d'un pacemaker ou d'une prothèse de hanche, oserait confier son organisme à un médecin dont les connaissances anatomiques seraient déficientes ?

Convaincre, en douceur

À l'inverse du don d'organes, il n'existe pas, en Belgique, d'organisation ou d'administration centralisant les legs de corps. Chaque université est maître à bord pour sensibiliser, comme elle l'entend, un maximum de donateurs potentiels. Une sorte de découpage géographique informel s'est organisé autour des sites universitaires concernés.

Ces dernières années, les opérations de sensibilisation aux dons se sont multipliées auprès du grand public. "En 2014, l'élaboration d'une capsule vidéo – une première chez nous – a permis, avec une communication vers la presse, de quadrupler d'un coup les promesses de don, explique Valérie Defaweux. Nous réfléchissons, pour l'avenir, à nous adresser aux notaires, aux médecins de famille, voire aux maisons de repos."

Le hic de ce genre de démarches, c'est que de longues années s'écoulent généralement entre la promesse de don et le décès. N'importe quel incident, n'importe quelle information erronée ou fantaisiste dans les médias peut pousser les donateurs à se rétracter à tout moment. Ce fut le cas, il y a quelques années, avec de prétendues utilisations de corps à des fins d'expérimentation criminalistique ou liées à la sécurité routière, totalement démenties par la suite.

Par ailleurs, lors du décès, rien n'empêche les familles désemparées ou bouleversées par la perte de leur proche de ne pas signaler sa mort à l'université, malgré le souhait de don manifesté antérieurement.

Le toucher, la palpation, l'incision… sont des passages obligés, complémentaires aux cours et aux ouvrages.

Une privation à anticiper

Émotionnellement, le plus difficile, pour les proches, est de voir leur temps de recueillement autour de la dépouille sensiblement réduit. Le transfert du corps à des fins d'embaumement doit, en effet, se réaliser dans les 24 à 48 heures. Ensuite, pendant un laps de temps qui peut atteindre plusieurs mois (lire l'encadré ci-dessous), les proches sont privés d'un lieu classique de recueillement.

C'est la raison pour laquelle les universités insistent sur la nécessité, pour les candidats donateurs, d'associer étroitement la famille à la démarche de don. Elles se félicitent, par exemple, de voir que de plus en plus de donateurs se présentent en personne aux services universitaires, au lieu d'une simple prise de contact téléphonique. "Beaucoup viennent avec leurs enfants, voire leurs petits-enfants", se réjouit-on à l'ULg. Une bonne chose, car ce genre de moment est, pour chacun, l'occasion de parler du sens de la mort. Et de la vie.


Un geste gratuit

Donner son corps à la science peut revêtir des significations très variées. Pour les uns, généralement dans les milieux médicaux et de soins, c'est une tradition familiale, presque une évidence. D'autres types de donateurs sont d'anciens malades sévères, désormais guéris, qui veulent ainsi témoigner leur reconnaissance à "la médecine".

Autrefois, beaucoup de prêtres se proposaient. "La plupart des gens ont conscience de contribuer à sauver des vies, certes d'une manière plus indirecte que le don d'organes", souligne Valérie Defaweux (ULg). Il n'y a ni limite d'âge, ni incompatibilité avec le don d'organes.

Concrètement, la volonté du donateur doit impérativement être consignée par écrit auprès de l'université définie par lui. Peu après le décès, son corps est véhiculé au service d'anatomie par les pompes funèbres, choisies – et rémunérées – par la famille.

Avant son utilisation (de quelques jours à plusieurs mois, et jusqu'à trois ans), le corps est conservé en chambre froide ou embaumé. Après utilisation, il est inhumé ou incinéré, comme l'impose la loi.

L'université est tenue de respecter les modalités concrètes choisies par la famille. Si celle-ci ne souhaite pas réveiller la peine du deuil, elle peut confier cette tâche au service universitaire.

"Un moment de rencontre avec des personnes"

Philippe Callot est étudiant en médecine de 3e année à l'UCL. Il préside le Conseil des étudiants du site universitaire de Woluwé. Sa première séance de dissection de corps humains remonte à l'année dernière.

En Marche : Avec le recul, comment jugez-vous ces travaux pratiques assez particuliers ?

Philippe Callot : Ils sont vraiment indispensables. Ils nous permettent de voir, sentir, palper un corps humain pour la première fois dans notre formation: un complément en trois dimensions nécessaire à ce que nous étudions dans les ouvrages.

Certes, il est un peu paradoxal que ce premier contact se fasse sur un corps mort. Mais ce toucher et cette palpation seront au cœur de notre pratique pendant toute notre vie professionnelle. Ils nous permettent de conceptualiser – et de bien retenir – la constitution du corps humain. La plus-value pédagogique est incontestable.

EM : Dans quelle atmosphère se déroulent-ils ?

Ph. C : J'utiliserais deux mots : respect et stress. "Respect", d'abord, car les organisateurs nous sensibilisent préalablement au geste gratuit des donateurs, de leur vivant. L'étudiant qui veut en savoir plus est invité à consulter, sur le Net, un document de nature religieuse et philosophique spécialement conçu à cette fin.

Personnellement, suite à cette sensibilisation, j'ai vécu ces travaux pratiques comme une rencontre avec des personnes à part entière. Elles sont, certes, anonymes et masquées (sauf pour les étudiants en dentisterie), mais elles portent les traces d'une histoire personnelle : tatouages, cicatrices, port d'un pacemaker, etc.

"Stress", ensuite, à double titre. D'abord, pour certains étudiants, il s'agit du premier contact avec la mort. Cette confrontation ne coule pas toujours de source. Ensuite, ces ateliers, uniques dans la formation, sont surveillés et cotés. Un évaluateur supervise le travail réalisé et nous questionne. Nous devons donc remplir des objectifs qui supposent un énorme effort de concentration et de précision sur un laps de temps assez réduit (cinq séances de quatre heures).

EM : La pénurie de corps disponibles pour ces travaux influence-telle l'apprentissage ?

Ph. C : La majorité des étudiants sont conscients de cette pénurie. Certains le sont moins. On le voit au fait que, n'ayant sans doute pas assez potassé leurs cours théoriques, ils tâtonnent et, peu sûrs d'eux, comptent sur l’aide des assistants et condisciples pour se rattraper. Les corps sont utilisés au maximum de ce qu'ils peuvent nous enseigner. Cela dit, je n'ai jamais assisté à des paroles ou des gestes déplacés.

EM : Chaque année, en novembre, l'UCL organise une cérémonie de rencontre entre les étudiants et les familles. Comment cela se passe-t-il ?

Ph. C : Les étudiants sont associés à sa préparation, c'est important. Il y a un petit discours de remerciement et d'hommage du professeur d’anatomie, également des chants et des lectures de textes. Tout est fait pour que circule un message de reconnaissance aux familles. Il ne faut pas être chrétien pour sentir que ce moment est solennel. Car nous, les étudiants, nous leur témoignons directement notre gratitude.

Et elles, de leur côté, sont aidées dans leur deuil par notre présence. Parfois, l'inhumation ou l'incinération n'a pas encore eu lieu. La cérémonie permet donc à toute cette petite communauté, réunie pour l'occasion, de rendre déjà une première forme d'hommage au défunt.