Numérique

Numérique : quand les mots freinent l'inclusion          

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Julien Marteleur

Julien Marteleur

Services bancaires ou administratifs, rendez-vous chez le médecin, recherche d'emploi, shopping… Autant de démarches qui, de nos jours, s'effectuent de plus en plus souvent en ligne. Les guichets laissent leur place aux écrans, le contact humain s'efface derrière celui, plus stérile, des touches d'un clavier d'ordinateur. La crise sanitaire et le confinement ont encore accéléré cette tendance. Pour les neuf Belges sur dix qui disposent d'une connexion internet à domicile, la transition s'effectue dans une relative harmonie. Pour les autres, le fossé se creuse à une cadence de plus en plus alarmante.

Une double fracture
Les personnes âgées de plus de 65 ans, celles avec des faibles revenus ou un niveau de diplôme peu élevé sont les plus touchées : elles n’accèdent que partiellement à l'immense potentiel qu'offre internet. Parmi elles, les personnes en difficulté avec l'écrit. "L''illétrisme ou l'analphabétisme est un indicateur socio-économique flagrant, explique Cécilia Locmant, responsable de la communication pour Lire et Écrire, mouvement d'éducation permanente qui lutte pour le droit à l'alphabétisation pour tous. " Peu ou pas qualifiées, ces personnes, pour qui l'accès à l'emploi est une vraie gageure, n'ont souvent pas les moyens de se payer un ordinateur ou de se permettre les tarifs proposés par les opérateurs pour être connecté à internet." En Fédération Wallonie-Bruxelles, environ un adulte sur dix de 18 à 64 ans a des problèmes de lecture et d’écriture, soit plus de 300.000 personnes. En Flandre, ils sont 14%, soit environ 500.000 personnes, selon la dernière enquête de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (2). Des chiffres qui ne diminuent pas. "Le problème semble systémique, déplore Cécilia Colmant. On le voit avec le certificat d'études de base (CEB) : en 2019, près de 10% d'élèves ont échoué à l'obtenir. On apprend aux enfants à lire et à écrire au cours des premières années de scolarisation. Ensuite, on passe à autre chose…Pour ceux qui restent à la traîne, c'est difficile de se remettre à niveau, surtout que par la suite, ce sont ces jeunes qu'on oriente généralement vers les filières de qualification, où les matières de base sont largement ignorées."

Les smartphones privilégiés
Chez nous, aucune enquête – fédérale ou régionale – n'a été effectuée pour estimer l’accès aux technologies numériques et leur utilisation par les personnes qui ont des difficultés avec la lecture et l’écriture. En 2019, la chercheuse Iria Galvan décide de réaliser un sondage auprès de 109 apprenants de Lire et Écrire Bruxelles afin de mieux saisir les inégalités sociales numériques auxquelles ce public est confronté (3). Résultats : l’accès à un ordinateur constituait l’un des obstacles majeurs pour les personnes en difficulté avec l’écrit : 54% des personnes interrogées n’en disposaient pas. Par contre, la possession d’appareils mobiles était courante : tous les apprenants interrogés possédaient un téléphone portable, généralement un smartphone. Une proportion plus élevée que dans la population belge puisque 83% des personnes de 16 à 74 ans en Belgique déclaraient en posséder un en 2018. Le constat paraît logique : la majorité des personnes en situation d’illettrisme préfèrent les outils sans clavier et sans souris pour se connecter à internet, étant donné qu’ils nécessitent de moins recourir à l’écrit. Un constat vérifié au sein de l'asbl namuroise Alpha5000, qui organise des formations d'alphabétisation de base auprès d'adultes essentiellement issus des centres de réfugiés de la région. "La plupart de nos apprenants utilisent des applications comme Whatsapp ou Skype pour communiquer, confirme Aminat Bitsoeva, assistante administrative pour l'association. Une utilisation renforcée par la crise sanitaire, qui isole fortement notre public. Pour la plupart, participer à nos formations constitue le seul contact avec le monde extérieur. Maintenant que nous avons dû interrompre ces formations, nous maintenons le contact via ce type d'applications, pour que le dialogue et dans une certaine mesure, l'apprentissage, puisse continuer. Mais c'est loin d'être facile."

La langue, une barrière
L’illettrisme demeure une réalité prégnante auprès des personnes nées à l’étranger. Dans ce cas-ci, il faut distinguer les étrangers qui ne parlent pas le français mais qui sont lettrés dans leur langue d’origine de ceux qui ne maîtrisent l’écrit et la lecture dans aucune des deux langues. Alors que les premiers sont uniquement concernés par des cours de "FLE" (français langue étrangère), les seconds présentent les besoins les plus importants en alphabétisation. "Pour ces personnes, le travail est double, les difficultés aussi, explique Aminat Betsoeva. Elles ne maîtrisent aucun des 'codes' de la lecture et de l'écriture. Nos formateurs doivent entamer le programme sur une base orale uniquement, ce qui ralentit considérablement les progrès." Selon un état des lieux réalisé entre 2014 et 2016 par le Comité de pilotage, permanent sur l'alphabétisation des adultes (4), 15% des résidents de la Fédération Wallonie-Bruxelles nés hors de l’Union européenne n’ont jamais été scolarisés, ou très peu. Quant aux ressortissants de l’UE hors Belgique, ils sont 12% en Wallonie à ne posséder aucun diplôme. En région bruxelloise, par contre, le taux d’européens non diplômés est plus faible (4%). Sur le terrain, on constate que ce sont les mêmes moteurs qui poussent les personnes, belges ou non, à apprendre à lire et à écrire. C'est bien sûr la recherche d'un emploi, mais aussi la scolarisation d'un enfant qui amènent les personnes à nous contacter, relate Cécilia Locmant. Comment aider son enfant à faire ses devoirs quand on ne sait ni lire ni écrire ?"

Se connecter : le vrai problème
Le confinement, qui a mené à l'interruption des cours en présentiel dans certains cycles scolaires, a révélé un autre problème auquel de nombreuses personnes illettrées et analphabètes sont confrontées : le manque d'accès à une connexion internet : 20% d’entre elles n’en disposent pas, selon l'enquête réalisée par Iria Galvan. Pour les autres, la connexion est souvent de mauvaise qualité ou intermittente. La possibilité pour ce public d’avoir une connexion internet dépend souvent de la capacité financière à acheter une carte prépayée. Compte tenu du prix plus élevé de la connexion internet via une carte prépayée que via un abonnement, la situation montre que cette tranche de la population subit une véritable discrimination financière, aux ramifications multiples : les échanges avec les services publics se font de plus en plus souvent par la seule voie numérique et les difficultés de ces personnes à utiliser l’e-mail affectent leur capacité à gérer les démarches administratives de façon autonome. Il n' y a donc souvent pas d’autres solutions que de dépendre de l’aide d’un tiers. Par rapport au marché du travail, seuls 20% d’entre elles recherchent des informations sur l’emploi en ligne, contre 62% des internautes demandeurs d’emploi en moyenne. Or, la majorité des offres d’emploi est aujourd’hui quasi exclusivement publiée en ligne, une situation qui réduit le champ des possibilités pour les personnes qui ne consultent pas internet dans cette optique. Par ailleurs, au moment où les banques numérisent toujours plus leurs services seuls 34% des adultes interrogés font des virements par voie électronique contre 76% en moyenne des internautes belges et 21% déclarent ne pas être en capacité de retirer de l’argent au distributeur…
Périne Brotcorne, chercheuse à l'UCLouvain et co-auteure du dernier baromètre de l'inclusion numérique, insiste : "Cette fracture ne touche pas que les profils dits 'à risque': les jeunes ou les personnes avec de plus hauts revenus et alphabétisés peuvent aussi être concernés. Mais on constate que les bénéfices de la digitalisation profitent avant tout aux personnes socialement, culturellement et économiquement favorisées, ce qui accentue les inégalités sociales préexistantes. La crise du Covid-19 a mis en lumière les difficultés rencontrées par différents publics pour maintenir virtuellement l’accès à l’éducation, au travail, aux contacts sociaux… et qui les excluent de toute une série de droits fondamentaux."
De plus en plus nette, cette fracture n’est toutefois pas irréparable. "Des pistes sont à explorer, souligne Cécilia Locmant. Pour que ces personnes puissent reprendre un rôle dans notre société digitalisée, il faudrait que tout le monde sur notre territoire puisse disposer d'un ordinateur ou d'une connexion internet à prix décent, notamment en instaurant un tarif social pour les plus démunis. Il est également impératif, même si les circonstances actuelles ne le facilite pas, de garantir l'accès à tous les services publics et d'intérêt général via un contact téléphonique ou le maintien de guichets avec présence physique, quand c'est possible."


Analphabète, illettré : quelle différence ?

Il n'existe pas de définition scientifique de l'analphabétisme et de l'illettrisme. Cependant, dès 1958, l'Unesco décrit l'analphabète "fonctionnel" comme "une personne incapable de lire et d'écrire, en le comprenant, un énoncé bref et simple de faits en rapport avec la vie quotidienne." Dans la plupart des cas, la personne considérée comme analphabète a été scolarisée, sans pour autant y avoir acquis ces savoirs de base. En 1978, l'Unesco élargit sa définition et précise qu' "une personne est analphabète du point de vue fonctionnel si elle ne peut se livrer à toutes les activités qui requièrent l'alphabétisme aux fins d'un fonctionnement efficace de son groupe ou de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer d'utiliser la lecture, l'écriture et le calcul pour son propre développement et celui de la communauté."
Jusqu'alors considérés comme des synonymes, le Petit Larousse distingue par la suite l'analphabète, qui n’a jamais appris à lire et à écrire, de l'illettré,qui ne maitrise ni la lecture ni l’écriture. Selon Lire et Écrire, "cette distinction est absolument inefficiente pour caractériser deux types de publics tant les histoires personnelles, les connaissances, les expériences, les représentations, les stratégies divergent selon les individus. Elle ne précise pas non plus ce que l'on entend par 'maîtrise' de l'écrit." D'où, notamment, la difficulté de disposer de chiffres précis sur la problématique.