Politiques de santé

Pour vivre zen, vivons égaux

6 min.
Egaux et zen (c) Yasmine Gateau
Egaux et zen (c) Yasmine Gateau

Dans Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, les épidémiologistes britanniques Richard Wilkinson et Kate Pickett démontraient que les pays inégalitaires voyaient les indicateurs de santé de l’ensemble de leur population se dégrader à différents points de vue : espérance de vie réduite, mortalité infantile plus importante, obésité à la hausse, etc. Dix ans après ce premier essai richement documenté, leur nouveau livre Pour vivre heureux, vivons égaux puise dans le champ de la recherche en psychologie de nouveaux arguments pour étayer leur thèse. Pour ces deux experts de la santé publique et des statistiques, les inégalités de revenus sont aussi à la source des nombreux troubles de santé mentale qui touchent de plus en plus durement nos sociétés modernes. Et de mettre en garde contre une véritable épidémie d’anxiété qui nous guette là où la compétition l’emporte sur la coopération.

En Marche : Vous avez comparé une série de statistiques dans des sociétés jugées égalitaires, comme les pays scandinaves, et des pays inégalitaires, comme le Royaume-Uni et les États-Unis. Quelles conclusions en tirez-vous ? 

Richard Wilkinson :  Dans les pays où l’on mesure un haut degré d’inégalités entre les revenus les plus hauts et les plus bas, on voit une série de problèmes s’aggraver : réduction de l’espérance de vie en bonne santé, augmentation des violences, ce qui se traduit notamment par un taux d’homicide et d’incarcération plus élevé, indicateurs à la baisse concernant le bien-être des enfants, moindres résultats à l’école dans les comparaisons internationales… 

Les inégalités de revenus ne touchent pas tout le monde de la même façon. Ce sont les pauvres qui en souffrent le plus. Mais les chiffres montrent aussi que, même les gens qui ont accès à un bon travail, une bonne formation, une bonne situation, vivront moins vieux, encourront davantage de risque d’être victime de violence, de rencontrer des problèmes de drogues, de voir leurs enfants aller mal, etc. que s’ils vivaient dans un pays plus égalitaire. 

E.M. : La preuve que l’argent ne fait pas le bonheur en sorte ?

R.W. : C’est difficile de mesurer le bonheur, qui est une notion très subjective. Dans les sociétés inégalitaires, les personnes riches ont tendance à se déclarer satisfaites de leur vie, à se présenter comme fortes et en bonne santé, ce qui est un marqueur de statut social. Mais si on regarde des indicateurs plus objectifs comme ceux cités avant, les chiffres ne sont pas bons du tout. 

Dans les pays développés, la qualité de vie dépend de moins en moins de l’augmentation des standards matériels. C’est important d’élever ces standards dans les pays pauvres. Mais dans les pays riches, avoir de plus en plus fait de moins en moins la différence. 

Alors que la plupart des gouvernements ne jurent que par la croissance économique, il faut se concentrer aujourd’hui sur des indicateurs comme le niveau de bien-être. On peut avoir une croissance économique importante sans que les populations ne soient plus heureuses. Plus d’inégalités, c’est aussi plus de consumérisme. Il faut se montrer sous son meilleur jour, dépenser de l’argent pour des vêtements à la mode, des voitures tapent à l’œil. Autant de choses qui empêchent de développer le bien-être social à l’intérieur des limites de notre planète.

E.M. : Comment expliquer ce mal-être des sociétés inégalitaires ?

R.W. : Ce qui importe le plus en termes de qualité de vie, c’est la qualité des relations sociales. Quand les écarts de revenus entre les riches et les pauvres augmentent, la compétition pour le statut social se tend également. Les complexes de supériorité ou d’infériorité se renforcent. Les gens s’inquiètent davantage de la façon dont ils sont vus et jugés. Cela crée une forme d’insécurité dans les relations sociales et finit par devenir une source de stress chronique. Or, les effets biologiques du stress sur la santé sont aujourd’hui bien connus et bien documentés. Les recherches scientifiques démontrent qu’une exposition au stress sur de longues périodes fait vieillir plus vite, affecte le système immunitaire et vasculaire. 

Les inégalités de revenus affectent négativement la qualité de nos relations sociales, de la vie communautaire, le souci que nous pouvons avoir les uns des autres entre voisins, nos amitiés, tout ce qui fait vraiment la qualité de vie. Les recherches sur le bonheur démontrent que le nombre d’amis, le fait d’être impliqué dans des relations sociales, est crucial pour la santé.  

E.M. : Dès lors, comment construire une société plus égalitaire ?

R.W. :  La première approche, c’est de taxer les revenus. Il faut lutter contre la fraude fiscale, un phénomène que l’on observe davantage dans les classes les plus riches. Ce ne sont pas les plus petits revenus qui sont les premiers à tenter d’échapper à l’impôt. L’autre approche, c’est de diminuer les inégalités en amont. Dans les années 80, le CEO d’une entreprise pouvait gagner 30 fois environ le salaire de l’ouvrier moyen travaillant pour la même firme.  Aujourd’hui, le ratio est de 300 à 400 fois ! Pour réduire les inégalités à la source, il faut faire rentrer la démocratie dans les entreprises, avoir davantage d’employés dans les conseils d’administration et les lieux de décisions. Il s’agit aussi de favoriser le développement de formes d’entreprise plus démocratiques, comme les coopératives, etc. 

On ne peut pas se contenter de mettre en place des politiques pour lutter contre la pauvreté, il faut aussi démocratiser l’économie pour réduire les inégalités qui créent de l’exclusion et qui sont autant d’obstacles à la construction d’une société plus durable.

E.M : Vous qualifieriez-vous d’utopiste ?

R.W. :  Mes travaux se basent sur des données observées dans des sociétés existantes, sur des comparaisons réalisées entre des pays égalitaires et des pays inégalitaires. Les différences d’écart de revenus dans les pays développés ont réellement une incidence. Je n’ai pas observé des utopies, juste ce qui existait.

// Propos recueillis par Dave Redmond dans le cadre de la campagne MC “La santé, c’est...” sur les inégalités sociales de santé présentée sous forme de six reportages vidéo, à retrouver sur www.mc.be/notresante

Pas de société durable sans entreprises démocratiques

Rappeler que l’urgence climatique et la lutte contre la pollution seront les grands défis du siècle est malheureusement devenu une banalité. Pourtant, ni les mises en garde des experts ni les catastrophes écologiques qui se multiplient ne semblent suffire à faire dévier nos sociétés de la trajectoire dangereuse dans laquelle elles se sont engouffrées.  

Pour les épidémiologistes Richard Wilkinson et Kate Pickett seul un changement profond de notre organisation sociale peut permettre la construction d’une société durable. Dans Pour vivre heureux, vivons égaux, les auteurs démontrent, chiffres à l’appui, que la compétition sociale engendrée par les inégalités de revenus crée non seulement du stress, mais aussi un consumérisme exacerbé. Loin de nous rendre la vie plus confortable, cette consommation ostentatoire est le signe d’une société où la compétition l’a emporté sur la coopération, l’économique sur le relationnel. “ Plus personne n’ignore que notre environnement physique contient des polluants et des cancérigènes dont il faut réduire la teneur si l’on entend faire reculer certaines pathologies ; nous avons beaucoup plus de mal à accepter l’idée qu’il est urgent de s’attaquer aussi à la nocivité des environnements émotionnels ou psychologiques ”, plaident-ils en chœur.

Si la fiscalité peut être un levier puissant pour redistribuer les richesses en aval, pour les auteurs, il faut surtout intervenir en amont, au sein même des entreprises : “ La redistribution des revenus a trop reposé sur des actions fiscales et des ajustements de prestations sociales – toutes mesures qui peuvent être rayées d’un trait de plume au premier changement de majorité politique. Si nous voulons que l’égalité s’installe, des modifications structurelles sont nécessaires pour créer des fondations plus solides. Et cela commence par le développement de la démocratie économique.” Les deux épidémiologistes proposent des pistes concrètes pour renforcer la participation des travailleurs dans les entreprises : renforcer la visibilité des coopératives via des plateformes web, accorder des labels aux entreprises qui se montrent plus égalitaires dans la répartition de leurs revenus, faciliter les systèmes qui permettent le transfert d’actions privées vers les travailleurs, sensibiliser le milieu bancaire parfois frileux à l’investissement dans des formes d’entreprises innovantes, etc.  “ En réformant les hiérarchies professionnelles et en réduisant ces écarts de salaires si clivants, les structures démocratiques contribuent à développer la cohésion sociale et la réciprocité sur le lieu de travail, avec des effets positifs qui peuvent se répercuter bien au-delà des murs de l’entreprise, sur toute la vie collective du quartier”, défendent-ils.  Avant de conclure avec un certain enthousiasme : “ Garantir une production industrielle qui soit au service du bien commun, de l’humanité et de la planète ne devrait pas être hors de portée pour nos sociétés modernes.”

 S.W.

Pour en savoir plus ...

“Pour vivre heureux, vivons égaux”, R. Wilkinson et K. Pickett, Éd. Les liens qui libèrent, 2020, 416 pp.